La Vie

Je vous salue Madame la Vie

La vie

La vie parfois
comme une affiche lacérée
sur la palissade d’un terrain vague

la vie parfois
comme un journal enflammé
dans la stratégie des ombres

la vie qui a une raison d’être
deux raisons de connaître
trois raisons de ne pas croire en dieu

la vie comme un grand palais de pain
sous la coupole du silence

la vie qui ne change pas son fusil d’épaule
son fusil de cristal
qui ne change pas d’épaule
son épaule de lait caillé
qui ne change pas qui continue

la vie comme un oiseau dans un jardin
comme un jardin dans la mémoire
comme la mémoire dans un sein

la vie comme la vie
je vous salue Madame la Vie
Madame notre Mère
sur la terre et dans l’air et dans les eaux du rêve

Achille Chavée par Remy Van den Abeele – 1969

 

Extrait du recueil « ŒUVRE »
Éditions ‘ Les Amis d’Achille Chavée

‘Quatre-vingt douzième lettre…’

Tout amour est épistolaire

Barbara Auzou

Plus qu’une citation, c’est le titre d’une publication en deux volumes d’un recueil de lettres-poèmes écrites/écrits, depuis son jardin normand, par cette poétesse qui a choisi de partager son art de dire l’amour et le bonheur de vivre entre blog et livre.

Qui dira si elle écrit pour respirer ou si elle respire pour écrire ?
Son souffle, en tout cas, pousse nos vents vers d’heureux horizons.

Quatre-vingt douzième lettre pour toi

encore endormie dans son gris l’aube ne m’a pas prise par la main ce matin

dans l’intervalle entre deux pluies où les oiseaux tendent leurs grands becs circonstanciés

je t’écris

le jardin n’avait pas encore eu le temps de faire son miel que le soleil déjà refermait ses mâchoires solennelles sur des averses de colères inexplicables

et me voici dans mon palais au-dessus des eaux

un grand viager dans les yeux

grattant l’idée d’un monde plus confortable et moins superficiel

tu te doutes que la solitude d’un jour de congé m’est bonne à écrire

dans mon élément entre l’idée du temps et le temps qu’il fait mon esprit est à une langue formidablement nue

j’aimerais être de ces élus à qui la parole des eaux vives s’adresse comme une voix première et perdue

il est vrai qu’après des décennies à la maltraiter il ne nous reste pour dire la nature qu’un ersatz de glossaire

un reliquat desséché de mots dont Colette s’effraierait

mes élèves qui sont pourtant de petits ruraux n’ont plus à leur actif qu’un nom d’arbre

deux noms de fleurs et celui de quelques fruits

je ne te parle même pas des oiseaux

sans doute faut-il mériter tout ce beau à nos pieds et tout ce qui exige ici-bas un concours d’harmonie

abaisser notre prétention à dominer la nature et élever notre désir d’en faire physiquement partie pour que la réconciliation ait lieu

en attendant je te garde au chaud de mes jardins de proximité et d’infini

et au creux de mes bras

on attendra le temps qu’il faut mon âme pour que l’insurrection champêtre du bleu vienne nous reprendre au creux des reins

Barbara Auzou

‘Brumes’

Le 2 mars 1939, Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz s’effondrait mortellement, après s’être fâché contre son canari, qui ne voulait pas rentrer dans sa cage. Le médecin conclura à une embolie. Sur sa tombe, au cimetière de Fontainebleau, ses amis feront graver ces mots : «Poète et métaphysicien». Pour un petit cercle de lettrés, un grand écrivain disparaissait, sans avoir été reconnu comme il l’aurait dû, et qui aura souffert toute sa vie d’une «excommunication» décrétée par l’influent André Gide.

Frédérique Franchette – journal  « Libération » (3/04/2003)

BRUMES

Je suis un grand jardin de novembre, un jardin éploré
Où grelottent les abandonnés du vieux faubourg ;
Où la couleur misérable des brumes dit : Toujours !
Où le battement des fontaines est le mot : Jamais…
— Autour d’un buste ridicule qui médite,
(Marie, tu dors, ton moulin va trop vite),
Tourne la ronde des désespoirs du vieux faubourg.

Entendez-vous la ronde qui pleure, dans le jardin noyé
De brume aveugle, au fond du vieux faubourg ?
Pauvres amitiés mortes, burlesques amours oubliées,
O vous les mensonges d’un soir, ô vous les illusions d’un jour,
Autour du buste ridicule qui médite,
(Marie, tu dors, ton moulin va trop vite),
Venez danser la ronde noire du vieux faubourg.

La brume a tout mangé, rien n’est gai, rien n’irrite,
Le rêve est aussi creux que la réalité.
Mais dans le parc où vous avez connu l’été
La ronde, la ronde immense tourne, tourne toujours,
Amis que l’on remplace, amantes que l’on quitte…
(Marie, tu dors, ton moulin va trop vite…)
Je suis un grand jardin de novembre, au fond d’un vieux faubourg.

Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz (1877-1939)