L’herbe écoute (20) – ‘Baisers du soleil’

Les insectes sont nés du soleil qui les nourrit. Ils sont les baisers du soleil, comme ma dixième sonate qui est une sonate d’insectes. Le monde nous apparaît comme une entité quand nous considérons les choses de cette façon.

Vingt billets plus tard, consacrés à la fascination que le monde des insectes a exercée et exerce encore sur les musiciens, force est de constater que le sujet, et les références qui l’illustrent, sont loin d’avoir atteint leurs limites.
Auraient naturellement trouvé leur place sur ces pages « Le grillon » de Ravel adossé à un texte de Jules Renard, celui, sautillant, de Georges Bizet, sur un poème de Lamartine, ceux, romantiques, réfugiés dans le piano de Alan Hovaness et dans le chant desquels s’évanouit une chanson d’amour, « La mouche », qui écrit son journal tragique sur le clavier du piano de Bartók, « Le frelon brun » (Brown Hornet) tournoyant, ivre de jazz , autour de la trompette emblématique de Miles Davis, ou encore, très proche de nous, le défilé vivant et coloré des insectes de toutes sortes qui paradent entre les instruments à vents de l’orchestre d’harmonie réuni autour de la partition « The bugs » (les insectes) du compositeur américain Roger Cichy, pour ne citer que ces absents-là…

Mais, la saison bénie du soleil arrivant à son terme et le danger que le plaisir devienne obsession menaçant, il fallait trouver une conclusion, fût-elle temporaire et symbolique, à cet amusant inventaire entomo-musicologique que chacun pourra poursuivre à sa guise.

Pour la circonstance une œuvre s’est imposée :

L’herbe écoute (6) – Papillons / II

Pianos à papillons

Le piano, cette imposante corolle d’ébène épanouie au cœur des salons, offrirait-il ses harmonies en nectar aux papillons ? Peut-être. Mais sans doute est-ce plutôt la grâce éphémère de ces créatures polychromes qui ensorcelle les pianistes, attisant leur désir mimétique de virtuosité. Les musiciens se laissent alors porter par l’inspiration, cherchant à transcrire en mélodies fugaces, confiées à des mains aériennes, le vol onduleux de ces enchanteurs ailés.

Ainsi, Mel Bonis, compositrice parisienne de la période post-romantique, dans une pièce pour piano de 1897, nous offre-t-elle sa transcription au clavier du vol aguicheur de ces Don Juan en habit de lumière venus séduire les fleurs de son jardin. Au piano Diana Sahakyan :

Quel charme, quel langage imagé d’une richesse inimitable ! Quelles chaleur et passion dans ses phrases mélodiques, quelle vitalité fourmillante dans son harmonie…

Quand Tchaïkovski commente ainsi, de manière dithyrambique la musique d’Edvard Grieg, il n’ignore rien de la sensibilité atavique du compositeur norvégien aux choses de la nature.
Entre les doigts agiles de Clare Hammond vole, élégant, très mendelsohnien, le papillon qui introduit le troisième (Op.43) des dix recueils de « Pièces Lyriques » que Grieg composa entre 1867 et 1901.

Le compositeur québécois Calixa Lavallée, à qui le Canada doit la musique de son hymne national – excusez du peu – devait être fasciné par l’habileté d’un certain papillon qui courtisait les iris versicolores du jardin de sa maison natale à Verchères lorsqu’il écrivit cette Étude de concert pour piano – Opus 18.
« Papillon », quel plus juste titre pour cette pièce à en juger par la virtuosité qu’elle exige de l’interprète… qui, comme Suppakrit Payackso, pourrait bien, s’il est doué, ne pas être beaucoup plus âgé que le vaillant insecte…

Certaines pièces pour piano, et pas les moins connues, ont été affublées du titre ou sous-titre de « Papillon », alors même qu’elles ne prétendaient en aucune manière avoir été inspirées par l’insecte lui-même.

Frédéric Chopin, par exemple, n’a jamais donné le sous-titre de Papillon à l’Étude opus 25 – N°9. Ce surnom lui aurait été attribué par le pianiste et chef d’orchestre Hans von Bülow – élève de Franz Liszt et premier mari de sa fille Cosima qui plus tard deviendra Madame Richard Wagner.
Il est vrai que cette très courte étude de Chopin par la rapidité des passages et la légèreté requise pour son exécution peut évoquer le vol rapide et gracieux d’un papillon. Les mouvements vifs et sautillants des mains laissent volontiers imaginer les pérégrinations erratiques du bel insecte.

Ce n’est pas non plus le charmant lépidoptère lui-même qui suggère au jeune Robert Schumann le titre et la thématique de « Papillons », qu’il compose entre 1829 et 1831, une de ses premières œuvres emblématiques de son inspiration romantique et de la riche imagination qui la sous-tend,

Grand admirateur de Jean Paul (Johann Paul Friedrich Richter), Schumann a puisé son inspiration dans son roman « Flegeljahre » (Les années d’insouciance). Cette suite de douze courtes pièces contrastées précédées d’une introduction a pour objet de représenter les divers personnages et ambiances d’un bal masqué à la fin du roman. Si les notes avaient des noms ce serait masques, déguisements, légèreté, rêveries, changements rapides d’humeur. Chaque mouvement veut évoquer une scène dansante, légère ou fantasque, à la manière des variations désordonnées du vol du papillon.

L’herbe écoute (4) – Le Grillon / II

Malin le grillon qui désensibilise son système auditif pour ne pas être assourdi par ses propres stridulations dont il gratifie généreusement les nuits d’été.

Les musiciens, nombreux et de toutes les époques, ont, au contraire, tendu leurs oreilles affûtées en direction de ce chant répétitif et rythmé, modulé pour tantôt persuader la femelle, tantôt dissuader un rival. Et le plus souvent, il est vrai, en considérant ce peuple de l’herbe sous l’angle du risible.

Ainsi cette heureuse symbolique de persévérance têtue et d’énergie vitale, associée au caractère « sautillant » et « folâtre » du grillon, a-t-elle inspiré l’humour musical de l’immense compositeur du XVIIIème siècle Georg Philipp Telemann, pour l’écriture de sa fantasque et raffinée « Grillen-Symphonie » (Symphonie des Grillons).

La qualifierait-on de « capricieuse », sachant que, si en allemand moderne « grillen » signifie « grillons », en 1765, le mot se traduisait également par « bizarreries » ou « caprices » ? Et, à en juger par le caractère de la composition et l’instrumentation colorée, particulière pour l’époque chalumeau et deux contrebasses solistes , il apparaît bien probable que Telemann ait voulu jouer avec ce double sens pour ajouter une part supplémentaire d’ironie à l’esprit « fantasque » de l’œuvre.

Georg Philipp Telemann (1681 – 1767)

« Grillen-Symphonie » -– « Concert à 9 Parties »
(Symphonie des Grillons) en Sol majeur – TWV 50:1.

Ensemble « Le Jardin de Montéclair »

L’herbe écoute (0) – Avant-propos

Cyphonia clavata (Fabricius, 1787)

Nikolaï Rimski-Korsakov

– Le vol du bourdon

Katica Illényi (violon)
Győr Philharmonic Orchestra
 István Silló (Direction)

Mais c’est qu’elle piquerait, la sale bête !  🐝

L’été musical de ces pages fera donc, à l’instar des herbes chaudes des champs et des jardins, la part belle à ces insectes qui auront à travers l’histoire pollinisé avec bonheur les partitions des musiciens.
Point de rigueur d’entomologiste, point d’ordonnancement ou de classement, seulement le hasard (à peine cornaqué) des rencontres avec ces êtres fascinants, merveilleux, mystérieux et parfois inquiétants, à travers les musiques qu’ils ont inspirées…

« Les Insectes »

Musique de Maurice Jarre
pour le documentaire « Les Animaux » de Frédéric Rossif en 1963 

« Les baisers du soleil » : Butineurs d’ivoire…

[…] Les insectes sont nés du soleil qui les nourrit. Ils sont les baisers du soleil, comme ma dixième Sonate qui est une sonate d’insectes. […] Je les éparpille aujourd’hui comme j’éparpille mes caresses. […] Si nous percevons les choses ainsi, le monde nous apparait comme un être vivant.

Alexandre Scriabine
(Extrait d’une lettre adressée au musicologue russe Sabaneïev)

Alexander Scriabine (1872-1915)

Les génies sont toujours un peu fous, ou, pour le moins jugés tels. Surtout si, comme le pianiste et compositeur russe Alexandre Scriabine, ils ont très précocement nourri à partir d’une imagination d’une rare fécondité, une nette tendance à l’illumination mystique, une certaine excentricité créative, souvent visionnaire, et parfois mégalomane.

Alexandre Scriabine, qui partagea avec son ami Sergeï Rachmaninov –  son antithèse musicale – les cours de composition d’Anton Arenski au conservatoire de Moscou à la fin du XIXème siècle, a toujours, par conséquent, été tenu à la marge de la musique russe…
Ses profondes affinités avec les univers respectifs de Chopin, de Liszt ou de Wagner n’ont pas contribué à faire entrer Scriabine dans un quelconque courant musical ; il est demeuré, sa vie durant, une personnalité musicale à part, atypique et inclassable.

Il a entretenu sans cesse son ambition suprême, et utopique, d’atteindre par sa musique à une œuvre d’ « Art Total » qui réunirait ses auditeurs dans une « extase collective », où se répondraient sons, couleurs, parfums et sensations tactiles.

« Toute la vie de Scriabine semble ainsi comme une tentative de vaste prélude à un dépassement et un au-delà de la musique par la musique elle-même. » (Jean-Yves Clément – Alexandre Scriabine – Actes Sud Classica – P. 34)

C’est surtout au piano, par la composition de pièces courtes, de miniatures, de poèmes, qu’il aura sans doute le mieux exprimé ses visions prométhéennes. Partie centrale de son œuvre : les sonates, au travers desquelles Scriabine souhaitait à la fois poursuivre et surpasser la tradition dont Beethoven demeurait le garant ultime.

Sa dernière sonate, N°10 – Opus 70, composée à l’été 2013, apparaît comme une des plus remarquables illustrations de cet élan vers la lumière qui a toujours animé la puissance créatrice et visionnaire de ce génie de la musique, trop longtemps laissé dans l’ombre ?

La Sonate n° 10 est placée sous le signe de la luminosité. […] Toute en frémissements scintillants, d’une sensualité aussi subtile qu’ardente, la partition abonde en éclaboussures sonores, trilles et trémolos, et sa partie conclusive s’apparente à une véritable toile pointilliste, en touches rapides, précises et acérées.

André Lischke
(Docteur en musicologie, spécialiste de la musique russe – Faculté d’Evry)

Yuja Wang interprète la Sonate N°10 – Opus 70 d’Alexandre Scriabine

Sonate N°10 - Opus 70

"L'œuvre débute par une grande introduction faite d'une phrase énigmatique et tendre ("très doux et pur"), chant de nuit qui s'anime peu à peu vers une aube naissante ("avec une ardeur profonde et voilée"); aube bientôt totalement passée au jour avec l'apparition du premier trille, sous forme d'appel, répété à plusieurs registres, les trilles ensuite se multipliant, célébrant le lever du jour et avec lui le bonheur et la plénitude de vivre ("lumineux, vibrant").

S'enchaîne l'Allegro qui portera toute la sonate et qui chante "avec émotion" cette joie d'exister. Elle s'exprime par une multitude de trilles qui surgissent comme autant de pousses impromptues (avec une "joyeuse exaltation") chantant cette béatitude de l'existence ("avec ravissement et tendresse").

Au tiers de l'œuvre, le motif d'introduction revient, puis tout s'anime progressivement pour parvenir à de nouvelles séries de trilles de plus en plus exultants ("avec une joie subite", "de plus en plus radieux"), atteignant un premier sommet avant le retour de l'Allegro et à nouveau du motif initial ("avec une douce ivresse"). La musique devient alors plus lyrique et passionnée, jusqu'à l'ivresse avant l'apogée de l'œuvre ("Puissant, radieux"), longue série de trilles en accords de plus en plus extravagants et fournis jusqu'à atteindre un sommet paroxystique et délirant. 

L'exultation a connu son apogée et peut-être celle de l'œuvre pianistique de Scriabine. Sur les rappels des trilles de départ s'élance à nouveau l'Allegro suivi à nouveau d'une série de trilles ("avec élan, lumineux"). Après une nouvelle progression, la musique brusquement débouche sur un Piu vivo "frémissant, ailé", danse légère et pointilliste faite de battements d'ailes et de cris d'oiseaux. Puis elle s'éloigne "avec une douce langueur de plus en plus éteinte" jusqu'à l'ultime retour du motif initial. La partition s'éteint sur un do grave en octave laissant grande ouverte la porte du silence des sphères."      (Pages 149 & 150)

On ne joue pas du piano avec deux mains : on joue avec dix doigts. Chaque doigt doit être une voix qui chante.

Samson François

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