La vie simple

Sentir la vie couler en moi comme un fleuve en son lit…

Une méditation lumineuse sur le bonheur d’être, simplement, dans le silence de la nuit et la douceur du foyer, en phase avec le rythme immuable de l’univers. Une belle proposition d’un des hétéronymes de Fernando Pessoa, Alberto Caeiro, pour nous exhorter à trouver la respiration apaisée d’une vie simple.

Je rentre à la maison, je ferme la fenêtre.
On allume la lampe, on me souhaite bonne nuit,
et d’une voix contente je réponds bonne nuit.
Plût au Ciel que ma vie fût toujours cette chose :
le jour ensoleillé, ou suave de pluie,
ou bien tempétueux comme si le Monde allait finir,
la soirée douce et les groupes qui passent,
observés avec intérêt de la fenêtre,
le dernier coup d’œil amical jeté sur les arbres en paix,
et puis, fermée la fenêtre et la lampe allumée,
sans rien lire, sans penser à rien, sans dormir,
sentir la vie couler en moi comme un fleuve en son lit,
et au-dehors un grand silence ainsi qu’un dieu qui dort.

in ‘Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro‘ (Gallimard)

Meto-me para dentro, e fecho a janela.
Trazem o candeeiro e dão as boas noites,
E a minha voz contente dá as boas noites.
Oxalá a minha vida seja sempre isto:
O dia cheio de sol, ou suave de chuva,
Ou tempestuoso como se acabasse o Mundo,
A tarde suave e os ranchos que passam
Fitados com interesse da janela,
O último olhar amigo dado ao sossego das árvores,
E depois, fechada a janela, o candeeiro aceso,
Sem ler nada, nem pensar em nada, nem dormir,
Sentir a vida correr por mim como um rio por seu leito.
E lá fora um grande silêncio como um deus que dorme

Fulgurances – XXXIX – Certitude

Antonio Carvalho da Silva – 1893

Le mystère des choses, où donc est-il ?
Où donc est-il, qu’il n’apparaisse point
pour nous montrer à tout le moins qu’il est mystère ?
Qu’en sait le fleuve et qu’en sait l’arbre ?
Et moi, qui ne suis pas plus qu’eux, qu’en sais-je ?
Toutes les fois que je regarde les choses et que je pense à ce que les hommes pensent d’elles,
je ris comme un ruisseau qui bruit avec fraîcheur sur une pierre.

Car l’unique signification occulte des choses,
c’est qu’elles n’aient aucune signification occulte.
Il est plus étrange que toutes les étrangetés
et que les songes de tous les poètes
et que les pensées de tous les philosophes,
que les choses soient réellement ce qu’elles paraissent être et qu’il n’y ait
rien à y comprendre.

Oui, voici ce que mes sens ont appris tous seuls : –
les choses n’ont pas de signification : elles ont une existence.
Les choses sont l’unique sens occulte des choses

Fernando Pessoa 1888-1935

 

In 

« Le gardeur de troupeaux et les autres poèmes
d’Alberto Caeiro »

Traduit du portugais par Armand Guibert

Editions Gallimard, 1960

 

 

O mistério das cousas, onde está ele?
Onde está ele que não aparece
Pelo menos a mostrar-nos que é mistério?
Que sabe o rio disso e que sabe a árvore?
E eu, que não sou mais do que eles, que sei disso?
Sempre que olho para as cousas e penso no que os homens pensam delas,
Rio como um regato que soa fresco numa pedra.

Porque o único sentido oculto das cousas
É elas não terem sentido oculto nenhum,
É mais estranho do que todas as estranhezas
E do que os sonhos de todos os poetas
E os pensamentos de todos os filósofos,
Que as cousas sejam realmente o que parecem ser
E não haja nada que compreender.

Sim, eis o que os meus sentidos aprenderam sozinhos: —
As cousas não têm significação: têm existência.
As cousas são o único sentido oculto das cousas.

‘Croire en moi ?’

Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

Fernando Pessoa – Bureau de tabac

Enregistrement 2003

Pessoa
Fernando Pessoa (1888-1935)

Le monde est à qui naît pour le conquérir,
et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu’il peut le conquérir.
J’ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.
Sur mon sein hypothétique j’ai pressé plus d’humanité que le Christ,
j’ai fait en secret des philosophies que nul Kant n’a rédigées,
mais je suis, peut-être à perpétuité, l’individu de la mansarde,
sans pour autant y avoir mon domicile :
je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;
je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ;
je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvrît la porte
auprès d’un mur sans porte
et qui chanta la romance de l’Infini dans une basse-cour,
celui qui entendit la voix de Dieu dans un puits obstrué.
Croire en moi ? Pas plus qu’en rien…
Que la Nature déverse sur ma tête ardente
son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ;
quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout…

                                                                                « Bureau de tabac » – Extrait

Pessoa - Bureau de tabac