Fulgurances – XXXII – Même Lui… ?

Gustave Doré – Bible illustrée

.« Un jour où je doutais de moi », dit Dieu,
« je suis allé chez mon ami Shakespeare,
puis je me suis rendu
au domicile de Rembrandt,
qui se peignait couvert de rides.
Avant de retrouver mon royaume incertain,
j’ai salué l’enfant Mozart,
à qui j’ai apporté
un clavecin tout neuf.
Ces trois visites m’ont suffi
pour m’accepter un peu. »

Alain Bosquet 1919-1998

 

in Le tourment de Dieu (Gallimard -1986)

‘Entre doute et ferveur’

Combien de fois aurai-je dit ou écrit, empruntant l’expression à mon cher Cioran, que j’étais poète par tous les vers que je n’avais jamais écrits ?
Combien de fois, l’âme bouleversée, aurai-je rêvé, le temps d’une lecture – et d’une relecture, pour faire durer et l’illusion et le plaisir –, être l’auteur des vers qui m’emportaient vers un ailleurs dont je ne supposais même pas l’existence ?
A l’heure même où je franchis une énième dizaine de mes années, me croyant enfin hors d’atteinte, je découvre la poésie de Colette Gibelin.
Qui au bout des ans resterait sourd à son exhortation ? 

Que faire maintenant ?
N’attends pas le soleil, invente-le
N’attends pas que la vie s’épanouisse
étreins-la

Fais simplement ta part de colibri
avec ténacité
Accueille en toi les lumières du silence
Continue le chemin
même si raboteux
Une source neuve jaillit à chacun de tes pas

Touché ! En plein coeur.

Entre doute et ferveur   (extrait)

Au-delà de la mer,
disais-tu,
quelles lumières ?
Vers quel destin de pierre et de sable
tourner des visages creusés
par la brûlure d’exister ?
Le vent tournoie.
Le vent fait vibrer l’impossible,
violon pour la soif,
jungle verte dans l’ocre désert.

Au-delà, je répète au-delà,
pour savourer le mot dans ses contours d’eau pure,
Au-delà,
c’est déjà dire le grand saut dans l’aube libre
aux senteurs d’oasis.
Et le rêve revient
s’accroche comme lierre
aspire la sève
pour la pulpe à venir
Toujours, la pulpe est à venir.
Demain sera de menthe et de jasmin
Demain peut-être ?

La mer, franchir la mer,
la mémoire et l’exil.
Le jour palpite comme une île,
minuscule cœur de l’immensité.

Depuis longtemps les grands oiseaux ont pris le large,
aile sauvage et magnifique envol.
Atteindront-ils l’Eldorado
qui danse, feu follet,
danse dans le regard chargé de tant de brume
et se perd au lointain ?

Au-delà de la mer
comme un mirage à l’infini,
cette terre brûlée
en attente de pluie.
Interminable combat des vivants
pour que s’installe une clarté vivace.
Lancinante espérance.

Dans l’ombre de tes yeux
j’ai vu passer tous les instants du vivre,
noires blessures, éclats du soleil,
chemins d’herbes et de poussière,
Et tu rayonnais malgré la détresse.

Si la mort est au bout du chemin,
qu’elle soit l’estuaire
où la rivière abandonne ses boues
pour entrer, nue, dans l’océan.

Au-delà des mers, disais-tu,
Quelles sources nouvelles ?

Colette Gibelin

Il y a séparation…

Reprise augmentée d’un billet publié sur Perles d’Orphée le 08/03/2014

Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne peux le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu. Maintenant il n’y a plus de nom.

Arthur Adamov
Arthur Adamov 1908-1970

En 1946, alors âgé de 38 ans, l’écrivain et auteur dramatique Arthur Adamov publie « L’Aveu ». Entre autres outrances et impudeurs, il fait la confession publique du sentiment d’humiliation qui l’étouffe, conséquence conjuguée de son impuissance sexuelle et de ses obsessions qui l’enferment dans une tragique solitude. Isolement d’autant plus fort que ses engagements dans le marxisme-léninisme de l’époque radicalisent son œuvre et, partant, le marginalisent encore.

En 1969, moins d’un an avant qu’une overdose de barbituriques – volontaire ou pas ? –  abrège sa longue agonie à travers hôpitaux et centres de désintoxication, Adamov, cet « empêché de vivre », reprend « L’Aveu »,  qu’il avait en un temps renié, pour publier « Je… Ils… ».  Cet ouvrage lui donnera l’opportunité de dire sa désespérance face à l’irrémédiable perte du sacré.

Un extrait : « Ce qu’il y a… » 

 Ce qu’il y a ?  Je sais d’abord qu’il y a moi. Mais qui est moi ? Mais qu’est-ce que moi ? Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même il y a mutilation, séparation.

Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu, maintenant il n’y a plus de nom ; mais je suis séparé.

Si je n’étais pas séparé, je ne dormirais pas à chaque instant de ce lourd sommeil entrecoupé des râles du plus obscur remords. Je n’irais pas ainsi les yeux vides, le cœur lourd de désir.

Il faut voir clair. Tout ce qui en l’homme vaut la peine de vivre tend vers un seul but inéluctable et monotone : passer outre les frontières personnelles, crever l’opacité de sa peau qui le sépare du monde.

Dans l’amour, l’homme mutilé cherche à reconstruire son intégrité première. Il cherche un être hors de lui qui, se fondant en lui, ressusciterait l’androgyne primitif. Dans la contemplation il appelle cette lueur d’abîme qui soudain fait étrange tout spectacle familier, il attend ce regard unique qui dissipe les brumes sordides de l’habitude et rend à tout objet visible sa pureté essentielle. Dans la prière, il a recours à cet autre qui gît au cœur de son cœur, plus lui-même que lui, et pourtant inconnu.

Derrière tout ce qu’il a coutume de voir, l’homme cherche autre chose. Toujours il est altéré. Altéré : celui qui a soif, qui désire. Mais altéré aussi celui qui est lésé dans son intégrité, étranger à lui-même. « Alter », c‘est toujours l’autre, celui qui manque.

Et comment l’homme ne serait-il pas altéré dans les deux sens du mot, puisque tout vit en lui, puisqu’il résume la création dont il est le terme, qu’il va vers le tout, qu’il pourrait l’être mais qu’il ne l’est pas ?

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Le précédent billet publié en 2014 intégrait une vidéo dans laquelle ce court extrait était dit par Laurent Terzieff avec la sensibilité et le talent incomparables qui le caractérisaient. Hélas, cette vidéo a disparu avec le compte Youtube qui l'avait publiée, et mes recherches pour en trouver trace ont été vaines.

Si, parmi les lecteurs et lectrices de ce blog, quelqu'un ou quelqu'une avait une piste pour faire réapparaître cet enregistrement, même en version audio, puisse-t-il ou elle avoir l'amabilité de me la communiquer ! Cette voix retrouvée, mon bonheur sera aussitôt partagé. Merci !

Combien de masques…?

Masques de théâtre

Combien de masques et de sous-masques portons-nous
Pour voiler l’expression de notre âme, et quand
Par jeu l’âme elle-même tombe le masque
Sait-elle si c’est l’ultime et si elle voit la face indubitable ?
Le vrai masque ne sent pas l’intérieur du masque
Mais regarde au-delà avec deux yeux masqués.
Quelle que soit la conscience qui amorce le jeu
Son exercice condamne à l’insomnie.
Pareilles à l’enfant effrayé de son image en miroir
Nos âmes, qui sont des enfants livrés à la distraction,
Attribuent à d’autres leurs propres grimaces
Et créent tout un monde en oubliant qu’ils le suscitent ;
…..Et lorsqu’une pensée tente de faire tomber le masque de notre âme
…..C’est encore masquée qu’elle s’efforce de démasquer.

Fernando PessoaFernando Pessoa
Poèmes anglais / 35 sonnetsVIII – Éditions Points
(édition bilingue – traduction Georges Thinès)

Version originale du poème en fin de billet

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Et lui, ce masque de terre, de fer, ou de sel, infiniment différent, infiniment renouvelé, dont j’habille mon visage au gré des circonstances et des lieus, masque-t-il, aussi, réellement mon âme ? Effraie-t-il mon reflet puéril dans ce miroir ? Aurais-je la naïveté de le croire ? Que sais-je, en vérité, des mystères de son langage ?

Le poète, déjà, me souffle ma réponse :

Masque ou décor salut !  J’adore ta beauté.  (Baudelaire)

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Version originale du poème

How many masks wear we, and undermasks,
Upon our countenance of soul, and when,
If for self-sport the soul itself unmasks,
Knows it the last mask off and the face plain?
The true mask feels no inside to the mask
But looks out of the mask by co-masked eyes.
Whatever consciousness begins the task
The task’s accepted use to sleepness ties.
Like a child frighted by its mirrored faces,
Our souls, that children are, being thought-losing,
Foists otherness upon their seen grimaces
And get the whole world on their forgot causing;
…..And, when a thought would unmask our soul’s masking,
…..Itself goes not unmasked to the unmasking.