Toqué de toccata /9 – II – Marquises des anches

Orgue de l’église des Carmélites – Porto

Dès la fin du XIXème siècle, les préceptes musicaux de l’époque romantique s’effaçant, la toccata fait son retour dans les compositions.

Avec Widor et sa célébrissime Toccata pour orgue de 1879, certains compositeurs français de l’époque ont voulu voir la renaissance de la haute tradition de l’art du Cantor en même temps que l’avènement d’une écriture nouvelle de la toccata, offrant désormais au pédalier une fonction mélodique étendue, celle d’une sorte de seconde main droite, pour employer une image très simpliste.

Eugène Gigout en 1890, Léon Boëllmann quelques années plus tard, et Louis Vierne dans le premier quart du XXème, entre autres musiciens, ont composé, dans cet esprit nouveau, de remarquables toccatas. Malgré l’excellent accueil que chacune d’elles a reçu, aucune n’aura obtenu la consécration dont furent, et sont encore, honorées leurs aînées.
Ainsi me suis-je permis, avec la même audace et le même sourire que précédemment, de baptiser ces nouvelles venues « marquises des anches », elles qui ne peuvent prétendre au titre de « madones des sommiers » que j’ai voulu réserver aux incontournables pièces de Jean-Sébastien Bach et de Charles-Marie Widor.

Eugène Gigout 1844-1925

Eugène Gigout, compose en 1890 la Toccata en Si mineur Quatrième des « Dix pièces pour orgue ».

La « Toccata » commence aux claviers seuls, assez presto. Le pédalier est alors sollicité pour d’abord soutenir les accords, puis pour dessiner la mélodie comme le faisait la main droite au début de la pièce. Au milieu de l’œuvre, les mains rajoutent une autre mélodie reprise elle aussi au pédalier avant que l’ensemble des jeux ne se rejoignent dans l’expression heureuse d’un puissant accord final.

Olivier Penin aux Grandes Orgues de Sainte Clotilde – Paris VII

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Léon Boëllmann 1862-1897

Neveu d’Eugène Gigout, ayant travaillé l’orgue et l’harmonie avec son oncle – et père adoptif – au sein de l’école Niedermeyer à Paris, Léon Boëllmann ne pouvait évidemment pas échapper aux charmes de la toccata qui commençait à refleurir dans les partitions du temps.

Il compose en 1895 la « Suite Gothique pour grand orgue » opus 25, dont le quatrième et dernier mouvement est une toccata en Do mineur qui demeure la pièce la plus connue de l’œuvre et du musicien.

Contrastant vivement avec le profond recueillement et la sereine méditation du mouvement précédent, « Prière à Notre-Dame », cette toccata finale s’ouvre par une succession de notes rapides aux claviers introduisant le thème principal, sombre, exprimé au pédalier. Sans pour autant changer son humeur, ce thème, en forme de variante, revient se développer aux claviers, renforçant la tension dramatique déjà installée. Après un retour dominateur de l’imposant thème original, l’œuvre se conclut sur des accords résolus qui ne manquent pas de majesté.. 

Konstantin Volostnov aux grandes orgues de la Maison Internationale de la Musique de Moscou 

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Louis Vierne 1870-1937

Difficile de réduire l’œuvre aussi importante d’un si grand musicien hors du commun, ayant traversé une vie aussi bouleversée que bouleversante, à une seule pièce d’orgue. Mais…

Retenons toutefois cette phrase d’un de ses élèves qui définit ainsi Louis Vierne, l’homme et le musicien, the great blind french organist (le grand organiste français aveugle), comme les anglais l’avaient surnommé au faîte de sa carrière :
« À tous ses malheurs, il opposa une force d’âme et une énergie invincibles… »

Et souvenons-nous qu’il eut pour maîtres et protecteurs César Franck puis Charles-Marie Widor, et pour élèves Marcel Dupré, Nadia Boulanger et Maurice Duruflé… Si peu !

Toccata en Si bémol mineur de Louis Vierne.
Extraite des « 24 Pièces de fantaisie pour orgue – Suite N°2 – Op.53 », composées en 1925.

Certains ont qualifié cette toccata de « pugnace »… Et pour cause !

Thomas Ospital sur le grand orgue de l’église Saint-Eustache, Paris.

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Avec le XXème siècle la toccata poursuivant ses pérégrinations ne se bornera plus à la seule fréquentation des claviers. Elle n’hésitera plus désormais à fréquenter les instruments à cordes (guitare, harpe, violon, violoncelle), et trouvera le meilleur accueil dans les ensembles de chambre et même les orchestres…

Quant à ses flirts avec le Jazz…

Notre-Dame, l’orgue et la lune… Le sommeil des sommiers

Cathédrale Notre-Dame de Paris
Cathédrale Notre-Dame de Paris

La langue de pierres que parle cet art nouveau [l’art gothique] est à la fois clair et sublime. Aussi, elle parle à l’âme des plus humbles comme à celle des plus cultivés. Quelle langue pathétique que le gothique de pierres ! Une langue si pathétique, en effet, que les chants d’une Orlande de Lassus ou d’un Palestrina, les œuvres d’orgue d’un Haendel ou d’un Frescobaldi, l’orchestration d’un Beethoven ou d’un Cherubini, et, ce qui est plus grand que tout cela, le simple et sévère chant grégorien, le seul vrai chant peut-être, n’ajoutent que par surcroît aux émotions que la cathédrale cause par elle-même. Malheur à ceux qui n’aiment pas l’architecture gothique, ou, du moins, plaignons-les comme des déshérités du cœur.

J. F. Golfs – « La Filiation généalogique de toutes les Écoles gothiques. »
(Baudry, 1884) – Cité par Fulcanelli in « Le Mystère des Cathédrales »

Grandes Orgues de Notre-Dame (photo Wikipedia)

On ne devrait jamais écouter les sonorités magnétiques des grandes orgues qu’au pied de leurs tuyaux. Aucun enregistrement, fût-il le plus abouti, ne saurait faire trembler notre corps et frissonner notre âme comme les réverbérations révérencieuses des résonances cosmiques tombées en écho des voûtes le long des froides colonnes de pierre pour assujettir les soupirs retenus de la nef.

Ce « surcroît d’émotion », la tragédie récente de Notre-Dame va devoir nous en priver, et pendant bien longtemps. Le Grand Orgue, semble-t-il, a échappé par extraordinaire, au désastre, comme c’est heureux !
Mais la Cathédrale…! Comment dissimulerait-elle derrière son universelle et incontestable majesté le visage de souffrance et de désolation dont l’a affublée pour longtemps l’incroyable, l’inexplicable incendie de sa toiture, il y a quelques jours à peine ?

La cathédrale gothique est une église laïque.

Édouard Herriot – in « Dans la forêt normande »

Paris, Notre-Dame en flammes – Lundi 15/04/2019 –  (AP Photo/Michel Euler)

Durant les longues années de la délicate reconstruction de l’édifice, son grand orgue sera mis en apnée ; certes il ne sera pas seul réduit à ce mutisme imposé : le claquement des pas dans le déambulatoire, les chuchotements des badauds, les explications polyglottes des guides savants, les cris d’enfants et le murmure discret des prières devront également laisser place, d’abord au silence studieux des observations mathématiques aux odeurs de cendre, bientôt couvert lui-même par le bourdonnement des moteurs, le choc des matériaux et des outils, les apostrophes des compagnons…

Et le jour reviendra sans doute où, dans le partage de la foi, pour l’amour de l’art, ou tout simplement par curiosité, nous nous retrouverons, par delà la voussure des tympans habités, réunis dans la lumière des vitraux, frissonnant sous le souffle inspiré des sommiers.

ND de Paris – Les portails avant restauration

Pour l’heure nous n’entendrons plus le Grand Orgue « Cavaillé-Coll » de la Cathédrale qu’au travers des enregistrements des maîtres, bien peu nombreux et combien talentueux, aux soins desquels a toujours été confié le pupitre de l’instrument.
Tendant nos oreilles à l’imaginaire, nous ouvrirons notre cœur pour accueillir avec sagesse l’infortune du temps.

ND portrait-photo

Ainsi, comme une exhortation à une sereine patience, pourrions-nous recevoir de deux d’entre ces maîtres cette évocation tendrement romantique de Notre-Dame au « clair de lune ». Une mélodie paisible et recueillie extraite de la suite #2 des « 24 pièces de fantaisie » composées par Louis Vierne* en 1925 et interprétée au pupitre du Grand Orgue de Notre-Dame par Olivier Latry*.

* Olivier Latry, l'un des trois co-titulaires actuels de ce prestigieux pupitre, qu'occupèrent avant eux l'immense Pierre Cochereau de 1955 jusqu'à sa mort en 1984, Léonce de Saint-Martin de 1937 à 1954 et le compositeur Louis Vierne de 1900 à 1937.

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