Sur un fil

Tu inventes la balance où rien d’impur ne survit et quel juste partage est fait dans l’équilibre du monde,
Entre huit grains de poussière et deux plumes de mésange !

Le funambule

Un sentier de fil tendu et si mince qu’un ange n’y pourrait cheminer que les ailes ouvertes ;

Rien que l’espace alentour -, très bas et très haut l’espace charmeur et mortel.

Ô funambule, il n’est pas de solitude comparable à la tienne et tu n’as d’autre compagnon

Que cette mort toujours te parlant à l’oreille et te pressant de lui céder.

Ah ! quelle danse étrange où le moindre faux pas punit de mort le danseur !

Quelle fidélité où le moindre mensonge immole le menteur.

De ton pied intelligent, tu choisis le nombre d’or entre cent nombres perfides — et chacun de tes orteils est vainqueur de cent énigmes.

Tandis que tes bras levés et tes paumes bien ouvertes semblent toucher une rampe de vent ou calmer les sirènes du vide.

Une grâce vigoureuse dicte la foi forte et chaste à tes genoux, à ta nuque.

Et tu poursuis un voyage dans la pure vérité.

Tu marches ; plus rien en toi ne peut dormir ou rêver. Ô justice, ô vigilance.

Et tu es comme l’avare qui perdrait tout son trésor en perdant un seul denier.

L’oiseau des cimes t’admire en ta haute pauvreté. Il a dans l’air vaste et nu mille soutiens transparents :

Toi, tu n’as pour seul appui qu’un fil nié par les yeux, le plus frêle fil du monde entre deux bords de cristal. 

Tu inventes la balance où rien d’impur ne survit et quel juste partage est fait dans l’équilibre du monde,

Entre huit grains de poussière et deux plumes de mésange !

Si ta main va s’emparer de quelque invisible pêche, tu sais la fondre en toi-même et goûter son jus profond de la lèvre au bout des pieds.

Ô prince du suspens, ô maître de l’audace, chaque pas que tu fais engendre des musiques en des lieux bercés hors du temps ;

Et la terre envieuse et l’abîme dompté ne pouvant t’engloutir, ont pris parti de t’adorer.

Règne donc dans un tourment aux figures de délice ; caresse d’une main savante les grands fauves endormis,

Puisque tu vois danser ton âme à la distance d’un seul pas et que ta main va l’atteindre.

Ô solitaire, ô lucide, risque à chaque instant de perdre un séjour obéissant, un empire de saisons pour gagner un pas de plus.

Géo Norge 1898-1990

 

in Œuvres poétiques

 

 

Dans le métro, changeons d’air !

L’ennui naquit un jour de l’uniformité.

Antoine Houdar de La Motte (1672-1731)

Mesdames et Messieurs les musiciens du métro,

# agréés ou « sauvages »,
# insupportables faiseurs de bruit qui ne connaissez et ne respectez qu’un son, celui de la pièce dans la sébile,
# ou véritables maestros, ignorés ou en devenir,
# joueurs de guimbarde, de komabue, de mandoloncelle ou autre accordéon gorgé de l’humidité des voyages lointains,
# aussi nombreux et différents que vous soyez, par vos origines, vos cultures musicales ou vos instruments de tous poils,

Chaque jour, tous autant que vous êtes, vous m’obligez à écouter les mille versions, plus ou moins heureuses, et sur tous les tons, de la superbe deuxième valse de la Suite Jazz N°2 de Chostakovitch, avec laquelle vous tenez absolument à accompagner mes voyages, croyant que sa mélodie reconnaissable entre toutes suffira seule à me convaincre de vous accorder mon aumône.

Mise à la mode, il y a près de vingt-cinq ans, par le succès d’un clip publicitaire vantant les vertus d’une compagnie d’assurances, cette valse, composée bien plus tôt par un musicien de génie, vous en avez fait — opportunité « marketing » plutôt que choix artistique — la signature universelle des musiciens de rue. Et, partant, vous ne cessez de la servir en boucle, mouvement perpétuel d’une ritournelle assurément aguicheuse, aux voyageurs aussi distraits que pressés, pièce unique parfois de votre répertoire.

Parce que j’aime la musique et que les musiciens me fascinent, j’écoute toujours vos interprétations, (vous ne me laissez aucun autre choix, en vérité), ravi parfois et agacé souvent — surtout quand un amplificateur nasillard relaie une boîte à rythmes mal bricolée — et toujours je demeure respectueux de votre détresse et attentif à votre talent, quand vous l’exprimez.

Mais, il en va de la musique comme de la gastronomie : le caviar c’est délicieux ! Tous les jours de l’année, et à dose massive, c’est trop ! Beaucoup trop ! Et quand, de surcroît, huit boîtes sur dix sont frelatées… ça devient nocif, indigeste, atroce, mortel. Il faut varier les plats, changer de régime !

Alors aujourd’hui, écoutez donc ma courte prière :

Changez d’air, par pitié !

Changez l’air de votre valse !

Échangez donc la valse de Chostakovitch contre la « Valse aux adieux » de Alfred Schnittke, compositeur russe, lui aussi, et dont la musique « polystylistique » difficilement classable, n’a pas échappé, à l’instar de celle de son grand aîné et modèle, à la critique politique.

Je ne sache pas que la publicité l’ait adoptée, et pourtant… Écoutez-la ! Cette valse débute par les sonorités gracieuses que laisserait entendre une boîte à musique dont on soulève à plaisir le couvercle pour admirer, le temps de quelques mesures, le tourbillon fragile d’une petite danseuse en porcelaine, allégorie de notre nostalgie. Puis, comme le ferait notre imagination, la mélodie, élargissant son mouvement, se déploie pour accompagner le pas tournant du biscuit devenu princesse, avant qu’au dernier temps de la valse le couvercle doucement ne se referme sur notre rêverie.

Apprêtez-vous à être bissés, trissés…!

Moi, je prépare déjà mes pièces de monnaie…

Alfred Schnittke (1934-1998)
Cette valse est extraite de la musique composée par Schnittke en 1976 pour le film d'un metteur en scène russe oublié, Alexandre Zarkhi : "Histoire d'un acteur inconnu".

Un air de valse ancienne…

Ô que c’est long d’aimer sans voir ce que l’on aime…
De caresser une ombre et de sourire au mur
Et de s’interroger si l’Autre fait de même
Et se sent dans le cœur je ne sais quel fruit mûr
Qui crève de tristesse et d’espérance extrême.

Paul Valery

Paul Valéry
Corona & Coronilla (Editions de Fallois – P. 147)

Edward Munch (1863-1944) - Separation
Edward Munch (1863-1944) – Separation

En chaque homme résonne, toujours recommencée, la plainte d’Orphée. Cri d’amour, désespéré, désespérant, venu du gouffre de la solitude infligée, cri de détresse d’un cœur qu’on divise, qu’on arrache à lui-même.

Parfois, quand, l’espace d’un souffle, sa poitrine endigue son sanglot, une mélodie inattendue ouvre un chemin vers un vieux souvenir. Ô la tendre nostalgie des sourires perdus ! Le scintillement mouillé d’une lueur d’espérance !

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