Fulgurances – XXXVIII – En boutique

Paul Valéry 1871-1945

 

 

BOUTIQUE DE POÈTE

in Mélange
(NRF – Gallimard – 06/1941)

 

 

 

On le voit derrière la vitre, en robe bleue, son visage est variable comme le temps. Tantôt jeune, tantôt très vieux.
Il travaille et les gens s’arrêtent pour le regarder pendant des heures… Nul ne se moque. Derrière lui, la grande roue de bois sculpté qui tourne dans un sens, dans l’autre ; et tantôt si vite que les rais ne s’en voient plus ; tantôt très lentement.
C’est la roue aux mots.
On voit sur la feuille blanche devant lui son regard qui s’éclaire, illumine les environs de sa main, à mesure qu’elle se déplace et que le stylo qu’elle tient trace des caractères.
On le voit battre de la tête sa mesure…

Fulgurances – XXXVII – Éclats

‘Le miroir brisé’

Le petit homme qui chantait sans cesse
le petit homme qui dansait dans ma tête
le petit homme de la jeunesse
a cassé son lacet de soulier
et toutes les baraques de la fête
tout d’un coup se sont écroulées
et dans le silence de cette fête
dans le désert de cette fête
j’ai entendu ta voix heureuse
ta voix déchirée et fragile
enfantine et désolée
venant de loin et qui m’appelait
et j’ai mis ma main sur mon coeur
où remuaient
ensanglantés
les sept éclats de glace de ton rire étoilé.

Jacques Prévert 1900-1977

 

 

in Paroles

Fulgurances – XXXVI – Terre nue

Roman Bozhkov

La terre est nue

La terre est nue,
et l’âme hurle à l’horizon pâle
comme une louve famélique. Que cherches-tu,
poète, dans le couchant ?

amère marche, car le chemin
est lourd à mon cœur ! le vent glacé,
et la nuit qui survient, et l’amertume
de la distance !… Sur le chemin blanc

quelques arbres transis font une tache noire ;
sur les monts lointains
il y a de l’or et du sang… Le soleil est mort… Que
cherches-tu,
poète, dans le couchant ?

« Galeries »
in ‘Champs de Castille, précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre’ – Préface de Claude Esteban – Traduction de Sylvie Léger et Bernard Sesé –  (Gallimard)

Antonio Machado Séville 1875 – Collioure 1939

Desnuda está la tierra.

Desnuda está la tierra,
y el alma aúlla al horizonte pálido
como loba famélica. ¿Qué buscas,
poeta, en el ocaso?

¡Amargo caminar, porque el camino
pesa en el corazón! ¡El viento helado,
y la noche que llega, y la amargura
de la distancia!… En el camino blanco

algunos yertos árboles negrean;
en los montes lejanos
hay oro y sangre… El sol murió… ¿Qué buscas,
poeta, en el ocaso?

Soledades, galerías y otros poemas, 1903

Fulgurances – XXXV – ‘Demain’

Ignacio ZuloagaMademoiselle Souty

« Demain » Le mot
Allait, délié, vacant,
Sans poids dans le vent,
Si dénué d’âme et de corps,
De couleur, de baiser,
Que je l’ai laissé passer
Près de moi aujourd’hui.
Mais soudain toi
Tu as dit : « Moi, demain… »
Et tout s’est peuplé
De chair et de drapeaux.
Sur moi se précipitaient
Les promesses
Aux six cents couleurs,
Avec des robes à la mode,
Nues, mais toutes
Chargées de caresses.
En train ou en gazelles
M’arrivaient – aigus,
Sons de violons –
Des espoirs ténus
De bouches virginales.
Ou rapides et grandes
Comme des navires, de loin,
Comme des baleines
Depuis des mers distantes,
D’immenses espérances
D’un amour sans final.
Demain ! Quel mot
vibrant, tendu
D’âme et de chair rose,
Corde de l’arc
Où tu posas, si effilée,
Arme de vingt années,
La flèche la plus sûre
Quand tu as dis : « Moi… »

Pedro Salinas 1891-1951

 

in La voz a ti debida, 1933 


« La voix qui t’est due »
Traduit de l’espagnol par Bernard Sesé
(Le Calligraphe -1982)

 

 

«Mañana». La palabra
iba suelta, vacante,
ingrávida, en el aire,
tan sin alma y sin cuerpo,
tan sin color ni beso,
que la dejé pasar
por mi lado, en mi hoy.
Pero de pronto tú
dijiste: «Yo, mañana…»
Y todo se pobló
de carne y de banderas.
Se me precipitaban
encima las promesas
de seiscientos colores,
con vestidos de moda,
desnudas, pero todas
cargadas de caricias.
En trenes o en gacelas
me llegaban —agudas,
sones de violines—
esperanzas delgadas
de bocas virginales.
O veloces y grandes
como buques, de lejos,
como ballenas
desde mares distantes,
inmensas esperanzas
de un amor sin final.
¡Mañana! Qué palabra
toda vibrante, tensa
de alma y carne rosada,
cuerda del arco donde
tú pusiste, agudísima,
arma de veinte años,
la flecha más segura
cuando dijiste: «Yo…»

Fulgurances XXXIV – Inexorable

Roberto Juarroz 1925-1995

Chacun s’en va comme il peut,
les uns la poitrine entrouverte,
les autres avec une seule main,
les uns la carte d’identité en poche,
les autres dans l’âme,
les uns la lune vissée au sang
et les autres n’ayant ni sang, ni lune, ni souvenirs.

Chacun s’en va même s’il ne peut,
les uns l’amour entre les dents,
les autres en se changeant la peau,
les uns avec la vie et la mort,
les autres avec la mort et la vie,
les uns la main sur l’épaule
et les autres sur l’épaule d’un autre.

Chacun s’en va parce qu’il s’en va,
les uns avec quelqu’un qui les hante,
les autres sans s’être croisés avec personne,
les uns par la porte qui donne ou semble donner sur le chemin,
les autres par une porte dessinée sur le mur ou peut-être dans l’air,
les uns sans avoir commencé à vivre
et les autres sans avoir commencé à vivre.

Mais tous s’en vont les pieds attachés,
les uns par le chemin qu’ils ont fait,
les autres par celui qu’ils n’ont pas fait
et tous par celui qu’ils ne feront jamais.

Poésie verticale (Fayard, 1989)
Traduction de l’espagnol (Argentine) par Roger Munier

Cada uno se va como puede,
unos con el pecho entreabierto,
otros con una sola mano,
unos con la cédula de identidad en el bolsillo,
otros en el alma,
unos con la luna atornillada en la sangre
y otros sin sangre, ni luna, ni recuerdos.

Cada uno se va aunque no pueda,
unos con el amor entre dientes,
otros cambiándose la piel,
unos con la vida y la muerte,
otros con la muerte y la vida,
unos con la mano en su hombro
y otros en el hombro de otro.

Cada uno se va porque se va,
unos con alguien trasnochado entre las cejas,
otros sin haberse cruzado con nadie,
unos por la puerta que da o parece dar sobre el camino,
otros por una puerta dibujada en la pared o tal vez en el aire,
unos sin haber empezado a vivir
y otros sin haber empezado a vivir.

Pero todos se van con los pies atados,
unos por el camino que hicieron,
otros por el que no hicieron
y todos por el que nunca harán.

Segunda Poesía vertical (69 – II)

Fulgurances – XXXIII – Délicatesses

Francis Poulenc 1899-1963

 

 

Deux délicatesses pour piano

sous le toucher de

Gila Goldstein

 

Improvisation N°15 en Ut mineur
« Hommage à Edith Piaf »

Novelette N°3 en mi mineur
Basée sur un thème emprunté à « El’amor brujo » de Manuel de Falla 

Fulgurances – XXXII – Même Lui… ?

Gustave Doré – Bible illustrée

.« Un jour où je doutais de moi », dit Dieu,
« je suis allé chez mon ami Shakespeare,
puis je me suis rendu
au domicile de Rembrandt,
qui se peignait couvert de rides.
Avant de retrouver mon royaume incertain,
j’ai salué l’enfant Mozart,
à qui j’ai apporté
un clavecin tout neuf.
Ces trois visites m’ont suffi
pour m’accepter un peu. »

Alain Bosquet 1919-1998

 

in Le tourment de Dieu (Gallimard -1986)

Fulgurances – XXXI – Bouts de vie

Pour vivre, il faut planter un arbre, il faut
faire un enfant, bâtir une maison.

J’ai seulement regardé l’eau
qui passe en nous disant que tout s’écoule.

J’ai seulement cherché le feu
qui brûle en nous disant que tout s’éteint.

J’ai seulement suivi le vent
qui fuit en nous disant que tout se perd.

Je n’ai rien semé dans la terre
qui reste en nous disant : je vous attends.

in Journal du scribe (Les Éperonniers – 1990)

Liliane WoutersBelgique 1930-2016

Pas rien, pas rien, le petit vent de l’aube,
Le petit rose du petit matin,
Changé en pourpre, en noir, en nuit de taupe.
Je suis la taupe et le ciel est lointain.

Pas rien, pas rien, les flaques sur la plage,
La dune blonde et la blonde clarté,
La mer sans fin et les vagues sans âges,
Nous n’y aurons dansé qu’un seul été.

Pas rien, pas rien, même si l’on décompte
Les vaches maigres, les années de chien.
J’aurai vécu tel jour, telle seconde
C’était trop peu mais ce ne fut pas rien.

in L’aloès (Luneau-Ascot – 1983)

Fulgurances – XXX – Louanges

Barbara Strozzi (Venise 1619 – Padoue 1677)

 

 

O Maria, quam pulchra es,
quam suavis, quam decora.
 
Tegit terram sicut nebula,
lumen ortum indeficiens,
flamma ignis, Arca federis,
inter spinas ortum lilium,
tronum [S]ion in Altissimis
in columna nubis positum.
 
O Maria…
 
Ante sæcula creata
girum cœli circuivit sola,
profundum abissi penetravit.
Et in fluctibus maris ambulavit,
omnium corda virtute calcavit,
et in hereditate Domini morata est.
 
Tegit terram…
O Maria…
 
Alleluia.
Ô Marie, que tu es belle,
que tu es douce, que tu es avenante.
 
Elle enveloppe la terre tel un nuage,
une lumière s’élève infaillible,
une flamme, un feu, l’Arche d’Alliance,
un lys poussé parmi les épines,
le trône de Sion placé au plus haut
dans une colonne de nuée.
 
Ô Marie…
 
Avant la création des siècles,
elle a parcouru les confins du ciel,
et a pénétré les profondeurs de l’abîme.
Elle a marché sur les flots de la mer,
foulé avec vertu le cœur de tous,
et persévéré dans l’héritage du Seigneur.
 
Elle enveloppe la terre…
Ô Maria…
 
Alléluia.

*Petit commentaire sur Perles d’Orphée

 

Fulgurances – XXIX – Sens

François Cheng

Le diamant du lexique français, pour moi, c’est le substantif « sens ».
Condensé en une monosyllabe – sensible donc à l’oreille d’un Chinois – qui évoque un surgissement, un avancement, ce mot polémique cristallise en quelque sorte les trois niveaux essentiels de notre existence au sein de l’univers vivant : sensation, direction, signification.

Le dialogue : Une passion pour la langue française
Desclée de Brouwer (2002)

Fulgurances – XXVIII – Frémir

Horacio Banegas 
auteur, compositeur, interprète argentin

 

‘Soy de la tierra’

par

Gabriela Cuicchi

Guitare : Walter Amadeo

.

 

..

Soy un latido en la tierra, 
tal vez un pájaro, un alma.

tal vez un pájaro, un alma
 
Soy fantasia constante,
la voz, el eco y la tarde,
la voz, el eco y la tarde.
 
A donde grillos y estrellas
se vuelven una ilusión.
 
Soy un ayer y un mañana,
sólo un perfume en el aire,
pañuelo alegre en la zamba
terron agreste es mi carne
Y un triste arrullo de urpila
agita mi corazón.
 
Y en las alas de una nube
mi corazón alza vuelo
Y en la flor de una esperanza
baila un malambo de fuego,
baila un malambo de fuego.
 
Cuando en mis párpados arden
las rubias trenzas del Sol,
 
hachando el monte del tiempo
desgajo rima y poesía
tiernas plegarias que anidan
en alas algún silencio,
en alas algún silencio.
 
Tierra desde el sentimiento
por donde va mi ilusión.
Y en las alas de una nube
mi corazón alza vuelo
Y en la flor de una esperanza
baila un malambo de fuego,
baila un malambo de fuego.
 
Cuando en mis párpados arden
las rubias trenzas del Sol.
 
Soy un latido en la tierra,
tal vez un pájaro, un alma
tal vez un pájaro, un alma.
Je suis une pulsation dans la terre
peut-être un oiseau, une âme
peut-être un oiseau, une âme.
 
Je suis un mythe persistant,
la voix, l’écho et le soir,
la voix, l’écho et le soir.
 
Où les grillons et les étoiles
deviennent une illusion.
 
Je suis un hier et un demain,
juste un parfum dans l’air,
un mouchoir joyeux dans la zamba*
une motte sauvage, c’est ma chair
Et une triste berceuse d’oisillon
fait vibrer mon cœur.
 
Et sur les ailes d’un nuage
mon cœur s’envole
Et dans la fleur d’un espoir
danse un malambo*de feu,
danse un malambo de feu.
 
Quand sur mes paupières brûlent
les tresses blondes du soleil,

en taillant dans la montagne du temps
je déchire la rime et la poésie
de tendres prières qui se nichent
sur les ailes du silence,
sur les ailes du silence.
 
Terre de mon désir
terre de mes illusions.
Et sur les ailes d’un nuage
Mon cœur s’envole
Et dans la fleur d’une espérance
danse un malambo de feu,
danse un malambo de feu.
 
Quand sur mes paupières brûlent
les tresses blondes du soleil.
 
Je suis une pulsation dans la terre
peut-être un oiseau, une âme
peut-être un oiseau, une âme.

*danses folkloriques argentines

Fulgurances – XXVII – Errance

Edmond Jabès 1912-1991

J’ai quitté une terre qui n’était pas la mienne,
pour une autre, qui non plus, ne l’est pas.
Je me suis réfugié dans un vocable d’encre,
ayant le livre pour espace,
parole de nulle part,
étant celle obscure du désert.
Je ne me suis pas couvert la nuit.
Je ne me suis point protégé du soleil.
J’ai marché nu.
D’où je venais n’avait plus de sens.
Où j’allais n’inquiétait personne.
Du vent, vous dis-je, du vent.
Et un peu de sable dans le vent.

in Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format
Gallimard, 1989

Chanson de l’étranger

Je suis à la recherche
d’un homme que je ne connais pas,
qui jamais ne fut tant moi-même
que depuis que je le cherche.
A-t-il mes yeux, mes mains
et toutes ces pensées pareilles
aux épaves de ce temps ?
Saison des mille naufrages,
la mer cesse d’être la mer
devenue l’eau glacée des tombes.
Mais, plus loin, qui sait plus loin ?
Une fillette chante à reculons
et règne la nuit sur les arbres,
bergère au milieu des moutons.
Arrachez la soif au grain de sel
qu’aucune boisson ne désaltère.
Avec les pierres, un monde se ronge
d’être, comme moi, de nulle part. 

In Je bâtis ma demeure (1943-1957) – Gallimard

Fulgurances – XXVI – En redingote…

Os mortos de sobrecasaca

Havia a urn canto da sala um album de fotografias intolerâveis,
alto de muitos métros e velho de infinitos minutos,
em que todos se debruçavam
na alegria de zombar dos mortos de sobrecasaca.

Um verme principiou a roer as sobrecasacas indiferentes
e roeu as paginas, as dedicatôrias e mesmo a poeira dos retratos.
Sô näo roeu o imortal soluço de vida que rebentava
que rebentava daquelas paginas.

Poème extrait de Sentiment du monde
(Sentimento do mundo) – 1940

Carlos-Drummond de Andrade
(Brésil 1902-1987)

 

Source :
Contre-jour – Cahiers littéraires
– Neuf poèmes inédits en français –

Traduits du portugais par
Maria doCarmo Campos et Michel Peterson

Les morts en redingote

Il y avait dans un coin de la pièce un album de photographies intolérables,
haut de plusieurs mètres et vieux de minutes infinies,
où tous se penchaient
dans la joie de se moquer des morts en redingote.

Un ver a commencé à ronger les redingotes indifférentes
et à ronger les pages, les dédicaces et même la poussière des portraits.
La seule chose qu’il n’a pas rongée c’est l’immortel sanglot de vie qui sourdait
qui sourdait de ces pages-là.

Fulgurances – XXV – Numineux

Wolfgang Amadeus Mozart 1756-1791

Natalie Dessay (soprano)
chante 
‘Et Incarnatus Est’
extrait de la Messe en Ut mineur

(En répétition avec le chef d’orchestre Louis Langrée)

Fulgurances – XXIV – Quelle maison !

René-Guy Cadou 1920-1951

Celui qui entre par hasard dans la demeure d’un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage
De cris d’oiseaux que tout le cœur de la forêt
Il suffit qu’une lampe pose son cou de femme
À la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d’abeilles
Et l’odeur de pain frais des cerisiers fleuris
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu’une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
La légèreté d’un arbre dans le matin.

in Hélène ou le Règne Végétal  – Seghers (1981)