Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Les professeurs de piano ont coutume d’exhorter leurs élèves à – belle image – « pétrir le son ».
Qui sait si les professeurs de chant de la Musikhochschule für Musik und Tanz de Cologne et ceux de la Manhattan School of Music n’ont pas, eux aussi, engagé leur talentueuse lauréate, la chanteuse Sabeth Pérez, à façonner virtuellement sur une harpe imaginaire glissée entre ses mains les gracieuses harmonies de sa voix et les rythmes jazzy ou latins qui les accompagnent ?
Ni l’œil, ni l’oreille n’auraient idée de s’en plaindre… Et puis, soyons rassurés, son compositeur de père veille depuis la anche de sa clarinette.
« Convertidos en perfume » WDR Big Band Gabriel Pérez (clarinette) Sabeth Pérez (voix)
L’amour, c’est une chanson qu’on chante à deux ; après avoir chanté la chanson, on ne chante plus que le refrain, et quelquefois on le chante tout seul !
Frédéric Mistral
Joaquin Sorolla – ‘Clotilde à la plage’ (1904)
Extraite de la grande richesse du folklore argentin, une incontournable chanson lente et mélodieuse (tonada), typique de la région andine du Cuyo, écrite en 1962 par le guitariste et compositeur Eduardo Falú sur des paroles de Jaime Dávalos.
« Tonada de un viejo amor »
Mariana Flores (soprano) – Quito Gato (piano)
Ya nunca te he de olvidar, que en la arena me escribías, el viento lo fue borrando y estoy más solo mirando el mar. Qué lindo cuando una vez bajo el sol del mediodía se abrió tu boca en el beso como un damasco lleno de miel.
Herida la de tu boca que lastima sin dolor, no tengo miedo al invierno con tu recuerdo lleno de sol.
Quisiera volverte a ver sonreír frente a la espuma, tu pelo suelto en el viento como un torrente de trigo y luz. Yo sé que no vuelve más el verano en que me amabas, que es ancho y negro el olvido y entra el otoño en mi corazón.
Herida la de tu boca…
Chanson d’un amour ancien
Je n’oublierai jamais que tu m’écrivais sur le sable, le vent peu à peu a effacé tes mots me laissant plus seule encore, regardant la mer. C’était si beau quand une fois en un baiser sous le soleil de midi ta bouche s’ouvrit comme un abricot plein de miel.
Morsure de ta bouche qui blesse sans douleur je ne crains pas l’hiver dans le soleil de ton souvenir.
J’aimerais revoir ton sourire face à l’écume, tes cheveux lâchés dans le vent, torrent de blé et de lumière. Je sais que ne reviendra plus le bel été o`u tu m’aimais, que l’oubli est vaste et noir, que l’automne habite mon cœur.
– Pour une magnifique chanson – ‘September morn’ – sortie en 1979, fruit d’une collaboration musicale entre Neil Diamond et Gilbert Bécaud.
– Pour le scénario très romantique que développent les paroles anglaises de Neil Diamond, évoquant les retrouvailles d’un couple un beau jour de septembre…
– Pour la conjonction magique de cette rencontre sentimentale avec les superbes images de New-York un matin d’automne.
– Pour l’émotion simple de l’instant.
Neil Diamond chante ‘September morn’
Stay for just a while Stay and let me look at you It's been so long, I hardly knew you Standing in the door
Stay with me a while I only wanna talk to you We've traveled halfway 'round the world To find ourselves again
September morn We danced until the night Became a brand new day Two lovers playing scenes From some romantic play September morning Still can make me feel that way
Look at what you've done Why, you've become a grown-up girl I still can hear you crying In a corner of your room And look how far we've come So far from where we used to be But not so far that we've forgotten How it was before
September morn Do you remember How we danced that night away Two lovers playing scenes From some romantic play September morning Still can make me feel that way September morn
We danced until the night Became a brand new day Two lovers playing scenes From some romantic play September morning Still can make me feel that way September morn We danced until the night
Became a brand new day Two lovers playing scenes From some romantic play September morning Still can make me feel that way September morning Still can make me feel that way
...
Reste encore un peu Reste et laisse-moi te regarder Ça fait si longtemps, je te reconnais à peine Debout dans l'embrasure de la porte
Reste avec moi encore un peu Je veux juste te parler Nous avons parcouru la moitié du globe Pour nous retrouver
Un matin de septembre Nous avons dansé jusqu'à ce que la nuit Fasse place à un nouveau jour Deux amants jouant des scènes Tirées d'une pièce romantique Un matin de septembre Peut encore me faire ressentir cela...
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Gilbert Bécaud a adapté la chanson en français avec l’aide du parolier Maurice Vidalin. La version française, ‘C’est en septembre’, publiée dans l’album éponyme de 1978, prend un sens différent, plus personnel et nostalgique. Gilbert Bécaud choisit d’y rendre hommage à sa Provence chérie retrouvant sa vraie nature après le départ des touristes envahisseurs.
Je suis un minuscule parasite suceur de sang, à peine visible entre les poils de votre gros chat ou dans les joints d’un parquet. Malgré ma solide réputation de sauteur – je peux sauter jusqu’à 150 fois ma taille – on utilise souvent mon image pour souligner la petitesse ou l’insignifiance, voire pour se moquer. Rien chez moi, au demeurant, qui pût me laisser espérer faire carrière en poésie, au théâtre ou même inspirer une chanson. Difficile, n’est-ce pas, de rivaliser avec le fier papillon ?
Et pourtant, moi, la puce :
J’ai inspiré un poète de la Renaissance, Jean Antoine de Baïf. Il a écrit une ode, coquine certes, dans laquelle un séducteur prétend que je me suis réfugiée dans son oreille et que rien n’apaise les effets désagréables de ma morsure… sauf, peut-être, la caresse de sa belle amie.
Mais, ce n’est pas tout, deux compositeurs du temps, et pas des moindres, le franco-flamand Roland de Lassus (Orlando di Lasso) et le français Claude Le Jeune, m’ont gratifiée, l’un et l’autre, d’une mise en musique de ce poème.
« Une puce j’ay dedans l’oreille »
Claude Le Jeune (1528-1600)
Une puce j’ai dedans l’oreille, hélas Qui de nuit et de jour me frétille et me mord Et me fait devenir fou.
Nul remède n’y puis donner, je cours de là, Retire-la moi je t’en prie. O toute belle, secoure-moi.
Quand mes yeux je pense livrer au sommeil Elle vient me piquer, me démange et me poind, et me garde de dormir. Nul remède…
D’une vielle charmeresse aidé je suis Qui guérit tout le monde, et de tout guérissant ne m’a su me guérir moi. Nul remède…
Bien je sais que seule peut guérir ce mal Je te prie de me voir de bon œil et vouloir m’amollir ta cruauté. Nul remède…
Roland de Lassus (1532-1594)
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Au XVIIIème siècle aussi la musique m’a offert une heure de gloire : Joseph Bodin de Boismortier a composé une petite pièce de clavecin pour me faire allègrement sauter sur le clavier. Comme ça :
Joseph Bodin de Boismortier 1689-1755 Pièce en rondeau – « La Puce » Gustav Leonhardt (clavecin)
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Et – il faudra bien me croire -, le grand Goethe, oui ! Johann Wolfgang von Goethe lui-même, m’a convoquée, moi, la puce, au beau milieu de son Faust pour que j’illustre, non sans humour et sarcasme, à travers le propos de Méphistophélès, le ridicule de la vanité humaine et des extravagances du pouvoir.
Ce « Flohlied », cette « Chanson de la puce », dans laquelle on me pare avec bouffonnerie des habits de courtisan et de ministre, aura inspiré Beethoven, Berlioz, Wagner, Moussorgski, Busoni et peut-être d’autres compositeurs encore. Seul Gounod aura préféré confier à un veau l’absurdité de la situation. Les mauvaises langues diront que le rôle est peu flatteur, certes, mais une puce pour servir le diable, quel honneur !
Outre Beethoven (Flohlied op. 75 no 3), Wagner (Es war einmal ein König) la fait sautiller par des lignes en zigzags qui se retrouvent chez un Moussorgski privilégiant l’élément grotesque, tandis que Busoni mise sur un effet circulaire et une accélération du rythme. A l’orchestre, Berlioz joue de brusques ‘double forte‘ (effet de piqûre là encore), d’accents appuyés, de cordes mordantes, de pizzicatos…
François Laurent (dans un article de Diapason – janvier 2023)
Ludwig van Beethoven 1770-1827 « Flohlied » Op.75 N°3 Matias Bocchio (baryton) Susanna Klovsky (piano)
Es war einmal ein König, Der hatt' einen großen Floh, Den liebt' er gar nicht wenig, Als wie seinen eig'nen Sohn. Da rief er seinen Schneider, Der Schneider kam heran; "Da, miß dem Junker Kleider Und miß ihm Hosen an!"
In Sammet und in Seide War er nun angetan, Hatte Bänder auf dem Kleide, Hatt' auch ein Kreuz daran, Und war sogleich Minister, Und hatt einen großen Stern. Da wurden seine Geschwister Bei Hof auch große Herrn.
Und Herrn und Frau'n am Hofe, Die waren sehr geplagt, Die Königin und die Zofe Gestochen und genagt, Und durften sie nicht knicken, Und weg sie jucken nicht. Wir knicken und ersticken Doch gleich, wenn einer sticht.
......
Il était une fois un roi qui avait une grande puce, il l'aimait autant que son fils. Un jour il fit venir un tailleur: "Taille des vêtements à ce gentilhomme, prends ses mesures pour un pantalon!"
La puce était vêtue de velours et de soie et portait des rubans et une croix. Elle fut aussitôt nommée ministre et ses frères et sœurs devinrent grands seigneurs.
Et les hommes et les dames de la cour étaient importunés ; la reine et sa servante se faisaient piquer et ronger. Et nous n'avions le droit ni de l'écraser ni de nous gratter, alors qu'en général on écrase l'insecte dès qu'il nous pique.
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Hector Berlioz 1803-1869 «Chanson de la puce »(« La Damnation de Faust ») Gabriel Bacquier (baryton) Orchestre National de l’ORTF Jacques Houtmann (direction)
Une puce gentille Chez un prince logeait. Comme sa propre fille, Le brave homme l'aimait, Et, l'histoire assure, À son tailleur un jour Lui fit prendre mesure Pour un habit de cour. L'insecte, plein de joie Dès qu'il se vit paré D'or, de velours, de soie, Et de croix décoré. Fit venir de province Ses frères et ses sœurs Qui, par ordre du prince, Devinrent grands seigneurs. Mais ce qui fut bien pire, C'est que les gens de cour, Sans en oser rien dire, Se grattaient tout le jour. Cruelle politique ! Ah! plaignons leur destin, Et, dès qu'une nous pique, Ecrasons-la soudain !
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Et toujours sur le même texte de Goethe :
Richard Wagner 1839-1881 «Chanson de la puce »(in « Sept pièces pour le Faust de Goethe ») Peter Schöne (baryton) Tobias Koch (piano)
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Modeste Moussorgski 1839-1881 «Chanson de la puce »(puce en russe = « Blokha ») Evgueni Nesterenko (basse) Vladimir Krainev (piano)
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Ferruccio Busoni 1866-1924 «Chanson de la puce » Dietrich Fischer-Dieskau (baryton) Jörg Demus (piano)
Il est partout ! Sur tous les continents, dans tous les pays, et trouve sa place dans toutes les cultures. Qui croira que la seule énergie fragile de ses ailes lui permette, le temps d’une vie des plus fugaces, d’accomplir ses merveilleux voyages ?
Le papillon, insecte pourtant si avare de sons, sait de toute éternité que le plus sûr véhicule pour traverser le monde et butiner les cœurs c’est la musique – qu’elle s’accouple ou pas avec les vers du poète.
Papilio Dardanus
New York
Le voici à New York – il se fait appeler « Butterfly » – tournoyant autour du piano de Jon Batiste sur la scène du mythique ‘Ed Sullivan Theater‘ à Brodway.
"Butterfly"
Butterfly all alone But can you fly on your own? Take your place in the world today Butterfly flying home
Cherry plum and chewing gum Mini-skirts and cars that hum Driving 'round with your head held high Butterfly flying home
Stay a while here with me Up underneath the stars When you go you'll be free 'Cause you know who you are you're a butterfly, baby
Color scheme from a dream A tapestry that's so supreme I mean I've never seen Something so dang beautiful oh child As a butterfly flying home
Flying home
Ooh whoa whoa Whoa whoa whoa ooh
You see I'm howling at the moon Day and night (Ah whoa ooh) They say I'm as crazy as a loon But I'm alright All dressed in white
Butterfly in the air You can fly anywhere A sight beyond compare A sacred song And a sacred tone Butterfly flying home
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Papillon tout seul Mais peux-tu voler de tes propres ailes ? Prends ta place dans le monde aujourd'hui Papillon rentrant à la maison
Cerise prune et chewing-gum Mini-jupes et voitures qui ronronnent, vois-tu, tu es En train de conduire, la tête haute, Papillon rentrant à la maison
Reste un moment ici avec moi Sous les étoiles Quand tu partiras tu seras libre Car tu sais qui tu es Tu es un papillon
Palette de couleurs d'un rêve Une tapisserie si suprême Je veux dire que je n'ai jamais vu Quelque chose d'aussi beau, oh, enfant, Qu'un papillon rentrant à la maison
Tu vois, je hurle à la lune Jour et nuit Ils disent que je suis aussi fou qu'un oiseau Mais je vais bien Tout habillé de blanc
Papillon dans les airs Tu peux voler n'importe où Une vue incomparable Une chanson sacrée Une langue sacrée Papillon rentrant à la maison
Cuba
Un clin d’œil et le voici à Cuba, posé sur la corde de Mi de la guitare de Pablo Milanés qui a justement mis en musique les vers du poète national Nicolás Guillén. Notre papillon ici se fait appeler « Mariposa ».
Mariposa
Quisiera hacer un verso que tuviera ritmo de Primavera; que fuera como una fina mariposa rara, como una mariposa que volara sobre tu vida, y cándida y ligera revolara sobre tu cuerpo cálido de cálida palmera y al fin su vuelo absurdo reposara –tal como en una roca azul de la pradera– sobre la linda rosa de tu cara…
Quisiera hacer un verso que tuviera toda la fragancia de la Primavera y que cual una mariposa rara revolara sobre tu vida, sobre tu cuerpo, sobre tu cara.
******
Je voudrais écrire un poème qui aurait le rythme du printemps; qui serait comme un papillon rare et délicat, comme un papillon qui volerait au-dessus de ta vie, et candide et léger, volèterait au-dessus de ton corps chaud comme une palme chaude, et enfin, son vol inconséquent se poserait – comme sur un rocher bleu dans la prairie – sur la jolie rose de ton visage…
Je voudrais écrire un poème qui aurait tout le parfum du printemps et qui, tel un papillon rare, volerait au-dessus de ta vie, au-dessus de ton corps, au-dessus de ton visage.
J’aime que vous ne soyez pas fou de moi, j’aime ne pas être folle de vous…
La reconnaissance du non-amour comme une forme d’amour à part entière, l’expression peut-être la plus subtile du véritable amour. Qui, dépouillé des fureurs passionnées et des velléités de possession, confère à la liberté émotionnelle sa valeur la plus noble, humainement la plus juste.
Marina Tsvetaïeva
1892 – 1941
Fallait-il la sensibilité exacerbée de Marina Tsvetaïeva pour s’affranchir des conventions avec autant de charme et d’élégance ? Cette ode à la distance affective, Marina l’écrit en 1914. Elle a 22 ans. Entre elle et le mari de sa sœur Assia se développe une évidente attirance mutuelle qu’elle exorcisera en dédiant à cet homme ce poème balancé entre désir, respect et affection.
Ça me plaît que vous n’ayez pas le mal de moi, Et ça me plaît que je n’aie pas le mal de vous, Que la lourde boule terrestre n’aille pas S’enfuir sous nos pieds tout à coup. Ça me plaît de pouvoir être amusante — Dévergondée — sans jeux de mots ni leurre, Et de ne pas rougir sous la vague étouffante Quand nos manches soudainement s’effleurent.
Ça me plaît aussi que vous enlaciez Calmement devant moi une autre femme, Et que, pour l’absence de mes baisers, Vous ne me vouiez pas à l’enfer et aux flammes ; Que jamais sur vos lèvres, mon très doux, Jour et nuit mon doux nom — en vain — ne retentisse… Que jamais l’on n’aille entonner pour nous : Alléluia ! dans le silence d’une église.
Merci, de tout mon cœur et de ma main, Pour m’aimer tellement — sans le savoir vous-même ! —, Pour mon repos nocturne et pour, de loin en loin, Nos rencontres qu’un crépuscule enchaîne, Pour nos non-promenades sous la lune parfois, Pour le soleil qui luit — pas au-dessus de nous. Merci de n’avoir pas — hélas — le mal de moi, Merci de n’avoir pas — hélas — le mal de vous.
3 mai 1915
In Marina Tsvetaïeva – Insomnie et autres poèmes – Poésies/Gallimard (2010)
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Ce poème a été mis en musique par le compositeur russe d’origine arménienne, Mikaël Tariverdiev (1936-1996). La romance est devenue très populaire en Russie.
Galina Besedina et Sergueï Taranenko
la chantent sur des images du film « Miroirs » (2013) de Marina Migunova
Mon père aurait eu aujourd’hui même 115 ans. Être né un jour de fête nationale n’avait pas contribué à développer en lui le goût des armes ; il aimait la vie passionnément. Le conflit ne trouvait, d’une manière générale, aucune grâce à ses yeux. Lorsqu’il voulait éviter de sordides et inutiles discussions sur des propos par trop clivants, ou pour s’épargner quelques remarques déplaisantes qu’il aurait dû asséner à un interlocuteur trop réfractaire à la nuance, il avait coutume de mettre fin au débat, d’une manière assez abrupte certes, mais affable, par cette invitation merveilleuse qu’il envoyait à son vis-à-vis sur un ton des plus badins : « Parlez-moi d’amour ! »
Cette phrase, qui le représentait fort bien, il l’empruntait pour la circonstance au titre d’une romance très populaire du temps de sa jeunesse, dans les années 1930, qu’avait écrite Jean Lenoir et dont Lucienne Boyer, artiste très en vogue de l’entre-deux-guerres, avait fait son plus célèbre succès.
Quel gramophone, quelle platine, aussi « high-tech » soit-elle, n’a pas au moins une fois joué ce morceau depuis sa création ? Les voix ne manquent pas qui ont enregistré ce formidable titre traduit en près de quarante langues et dont la musique a autant de fois servi le cinéma ou la télévision.
On ne peut pas avoir oublié « Casablanca » de Michael Curtis avec le couple Humphrey Bogart – Ingrid Bergman, ni « Violette Nozière » de Chabrol, ni « Minuit à Paris » de Woody Allen, et autant d’autres films qui ont fait les belles heures du cinéma et qui ont d’une manière ou d’une autre fait appel à cette référence éternelle de la chanson française.
Chanson vieillotte certes – pas vraiment du rap – mais rechignerions-nous à écouter Juliette Gréco ?
Genre désuet, certes, mais résisterions-nous à la grâce et à la voix du plus pur cristal de Ingeborg Hallstein ?
♥
Cette minuscule anthologie-souvenir pour introduire une série de billets à venir dont l’unique mission sera de « parler d’amour »… Un peu plus directement peut-être que ne l’auront fait les centaines de leurs prédécesseurs sur ces pages, mais toujours au travers de la sensibilité des experts du thème : les artistes.
Ne serait-ce pas le moins que puisse faire un ancêtre, en souvenir d’un ancêtre, par ces temps difficiles où le mot « GUERRE », que l’on imaginait réservé aux seuls livres d’histoire choisit d’occuper tout l’espace de la jeunesse ?
Hé ! Le temps change. Pluie et froid au programme du jour.
Rendez-vous chez Emmet !… les pieds nus comme d’habitude !
Au programme, rythmes syncopés et méandres mélodiques des éternels standards du jazz vocal par les divas envoûtantes d’aujourd’hui, autour du piano du très talentueux maître de l’improvisation, Emmet Cohen…
♫ ♫ ♫
Cyrille Aimée, tout droit venue des bords de Seine, diva moderne du jazz, « la musicienne » comme la surnomme avec déférence les instrumentistes de la discipline.
Dans la lignée de la grande Ella, elle interprète – et de quelle manière ! – l’inoubliable blues de 1918, « After you’ve gone », omniprésent depuis dans les répertoires des légendes du jazz.
Et qu’on se rassure, les larmes de l’amoureuse délaissée vont vite se transformer en un scat endiablé… pour le bonheur du bébé caché sous la robe à paillettes de maman.
♫ ♫ ♫
Morgan James, bien connue des habitués des clubs de jazz new-yorkais, remarquée au disque par ses reprises du répertoire de Nina Simone dans une première publication en 2012 et de nombreux titres des Beatles dans son « White Album » de 2018.
Elle interprète « Come rain or come shine », une chanson née à l’occasion d’une comédie musicale ratée de 1946 et devenue un standard repris par Frank Sinatra, Billie Holiday, Judy Garland, Ray Charles, Ella Fitzgerald… et même, dans le style langoureux qu’on lui connaît, par Marlène Dietrich.
A solidão, um bar, a noite quente O tédio sufocante Um gesto descuidado A frase inconsequente Um riso provocante No rosto um desafio O olhar macio e imprudente Seu jeito de criança Entrando em minha vida Imperiosamente
O anseio arrebatado, torturante O corpo impaciente A boca incendiada O seio palpitante O beijo incandescente O coração descompassado suplicante Um fogo ardendo furiosamente E o gosto inebriante de um desejo urgente e devastador
A entrega obediente sem cuidado O ardor dilacerante A alma adolescente O abraço alucinado Um grito triunfante Um louco desvario A paz chegando de repente E o pulso latejante da paixão febril cravada no meu ventre
Por fim a despedida e um vazio doendo persistente Me vi por toda vida num silêncio frio A te lembrar ausente E ainda que essa noite esteja tão distante a dor me faz lembrar inutilmente Que fui por um instante Tua para sempre amor
Nuit
La solitude, un bar, une nuit chaude L’ennui suffocant Un geste insouciant La phrase sans importance Un sourire provocateur Sur le visage un défi Le regard doux et téméraire Tes manières enfantines Entrant impérieusement dans ma vie
Le désir ravi et torturé Le corps impatient La bouche brûlante La poitrine palpitante Le baiser incandescent Le cœur suppliant et battant Un feu brûlant furieusement Et le goût enivrant d’un désir urgent et dévastateur
L’abandon obéissant sans souci L’ardeur déchirante L’âme adolescente L’étreinte hallucinatoire Un cri triomphant Une frénésie folle La paix soudain venue Et le pouls cognant d’une passion fiévreuse vissée dans mes entrailles
Enfin l’adieu et la douleur d’un vide sans fin J’ai vu toute ma vie perdue dans un silence froid Me souvenant de ton absence Et même si cette nuit est si loin la douleur inutilement me rappelle Que je fus pour un instant Ton amour pour toujours
Giovanni Andrea Sirani – Tre sorelle -1663 (Trois grâces – Peinture – Musique – Poésie)
Les Anciens ne s’accordent ni sur le nom, ni sur le nombre, ni sur la fonction des Charites, mais dans la tradition la plus communément suivie, ce sont trois sœurs nommées Aglaé, Euphrosyne et Thalie. À l’origine divinités chthoniennes, elles répandent la fécondité et la grâce sur les êtres et les choses, étant par là-même dispensatrices de joie. On saisit alors le rapport étroit qui existe entre leur nom et la famille de charis : les Charites sont tout ce qui embellit et favorise la vie.
Étienne Wolff (2006) Sur une interprétation de la figure des Grâces. Littératures classiques N° 60(2)
Il ne manquait plus qu’elles chantassent…
Silvia Pérez Cruz – Rita Payés – MARO
chantent a cappella et en portugais
« Estrelas e raíz » (Étoiles et racines)
O céu sempre esta aqui, viu? nesta canção na aldeia e na cidade na selva e no sertão Ponta da Baleia diz canta nova amiga con estrelas e raiz. Todos somos filhos, viu? todo e circular chuva, vida e morte o tempo e o ar o planeta inteiro diz canta nova amiga con estrelas e raiz.
Le ciel est toujours là, vois-tu ? dans cette chanson dans le village et dans la ville dans la jungle et les alentours de Ponta da Baleia il est dit : « chante nouvel ami avec des étoiles et des racines. » Nous sommes tous des enfants, vois-tu ? tout et autour la pluie, la vie et la mort le temps et l’air la planète entière tout dit « chante nouvel ami avec les étoiles et les racines. »
Le grincement lancinant des essieux de ce chariot contient tout le lacher-prise fataliste, désespéré, d’un peuple condamné à la misère de sa condition.
Dans l’ironie désabusée des paroles d’une chanson populaire, la compassion d’un poète gaucho, Romildo Risso, et dans la milonga composée par Atahualpa Yupanqui pour les accompagner, le rythme lent et le ton désenchanté de celui qui n’attend ni ne veut plus rien.
Les essieux de ma charrette
Parce que je ne graisse pas les essieux Ils m’appellent négligent
Puisque moi j’aime quand ils grincent Pourquoi irais-je les graisser ?
C’est trop ennuyeux de suivre et suivre la piste. Le chemin est trop long avec rien pour me divertir.
Je n’ai pas besoin de silence, moi je n’ai rien à penser.
J’avais de quoi, mais ça fait longtemps, maintenant je ne pense plus.
Les essieux de ma roue, je ne les graisserai jamais.
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L’ironie est une tristesse qui ne peut pleurer et sourit.
Comme une illustration de cette juste remarque de Jacinto Benavente, (Prix Nobel de Littérature 1922), le Septeto Santiaguero reprend le titre, devenu depuis longtemps un classique du genre, à la mode cubaine…
Septeto Santiaguero : Los ejes de mi carreta
Los ejes de mi carreta
Porque no engraso los ejes me llaman abandonao. Porque no engraso los ejes me llaman abandonao.
Si a mí me gusta que suenen, ¿pa’ qué los quiero engrasaos? Si a mí me gusta que suenen, ¿pa’ qué los quiero engrasaos?
Es demasiado aburrido seguir y seguir la huella. Es demasiado aburrido seguir y seguir la huella, demasiado largo el camino sin nada que me entretenga.
No necesito silencio, yo no tengo en qué pensar. No necesito silencio, yo no tengo en qué pensar.
Tenía, pero hace tiempo, ahora ya no pienso más. Tenía, pero hace tiempo, ahora ya no pienso más.
A la naissance d’un enfant, si sa mère demandait à sa bonne fée de le doter du cadeau le plus utile pour lui, ce cadeau serait la curiosité.
Eleanor Roosevelt
L’enfance : l’enfer des questions.
Mais qui, des parents chargés d’y répondre ou de l’enfant à la curiosité insatiable, en subit des affres la plus grande oppression ?
Pour aborder un aussi sérieux sujet on pourrait aller chercher théories et conseils les plus éclairés chez Jean-Jacques Rousseau, chez Freud, Mélanie Klein, Bruno Bettelheim ou autre Françoise Dolto… Pas sûr, chers parents, que vous ne vous arrachiez pas les cheveux.
Ou bien – et ce serait nettement plus « funny » – swinguer, léger, avec ce standard du Jazz très inspiré du quotidien,
« Dat Dere »,
composé en 1960 par le pianiste Bobby Timmons, et pour lequel Oscar Brown Jr. a écrit les paroles… non sans l’aide de son fils…
Un jeune garçon harcèle son père de questions de toutes natures « : Hé papa pourquoi ceci ? Comment cela ? Je voudrais bien ce gros éléphant-là… ! » .
Karmen Rõivassepp est cet enfant à la voix pointue qui ne cesse de questionner :
« Dat Dere »
Et qu’est-ce que ça fait là ? Hé papa, ici ! Papa, hé regarde ça là-bas ! Et qu’est-ce que ça fait là ? Et où vont-ils là-bas ? Et papa, je peux avoir ce gros éléphant là-bas ?
Qui est-ce sur ma chaise ? Et qu’est-ce qu’il fait là ? Papa, ici ! Papa, je peux y aller ? Hé papa, qu’est-ce qui est carré ? Et où prend-on de l’air ? Et papa, je peux avoir ce gros éléphant là-bas ?
— Arrête de parler ! Il n’y a plus rien ici ! Pour toujours réussir à savoir qui, pourquoi et où ! Arrête ça, mon enfant ! Parfois, il faut trier les questions !
Et papa, je peux avoir ce gros éléphant là-bas ?
Je ne veux pas me coiffer Et où est mon ours en peluche ? Papa, ici ! Regarde le cow-boy qui vient là-bas ! J’pourrais avoir une paire de bottes comme lui ?
Et Papa, je peux avoir ce gros éléphant là-bas ?
— Le temps passera Les jours passeront Et le petit garçon va grandir Je dois lui dire ce qu’il doit savoir Je vais l’aider Pour qu’il soit fort Et il saura différencier le bien du mal
— Alors que la vie défile bon train Il aura besoin de savoir pourquoi Je n’ai pas toutes les réponses Mais je ferai du mieux que je peux Je vais faire de lui un homme, c’est vrai Parce que tu donnes le meilleur de toi-même à l’enfant Et j’espère qu’il passera les épreuves
Papa, je peux avoir ce gros éléphant là-bas ?
Hé, pourquoi font-ils ça là-bas ? Et comment tu mets ça là ? Hé papa, ici ! Hé papa, qu’est-ce qu’ils disent là-haut ? Hé papa, qu’est-ce qui est juste ? Pourquoi dois-je partager ?
Et papa, je peux avoir ce gros éléphant là-bas ?
Mais « standard » du jazz disions-nous ? Alors légende oblige !
« Dat Dere » par la crème des musiciens de jazz des années 1960 :
Art Blakey et les Jazz Messengers :
Batterie : Art Blakey Bass : Jymie Merritt Piano : Bobby Timmons Saxophone Ténor : Wayne Shorter Trompette : Lee Morgan
Pour lancer ce premier billet de 2025 je me suis dit que si je voulais accumuler une énergie suffisante pour aller au bout de l’année il me faudrait prendre beaucoup d’élan, quitte à bousculer (mais sans violence) mes critères esthétiques habituels.
J’ai donc reculé, reculé, reculé, pour donner toute sa puissance à mon coup d’envoi. Jusqu’à Londres, à Abbey Road, au studio mythique que les Beatles ont rendu célèbre. Là j’ai rencontré Katie Kadan. Elle rendait hommage à Janis Joplin en enregistrant le dernier titre que la « Mama Cosmique » avait gravé la veille de son overdose mortelle le 4 octobre 1970 :
« Me and Bobby McGee ».
Voilà l’énergie qu’il me fallait, avec en prime, sur de belles images noir et blanc, la voix, le talent, et de formidables musiciens qui, pour certains… ont été jeunes en même temps que moi !