Un arc-en-ciel en enfer / I – L’histoire

Ce double billet – ainsi que quelques autres de la même période – avait initialement été publié en octobre 2013 sur un blog ami, à la demande convaincante de son créateur.
Je l’annonçais ainsi sur « 
Perles d’Orphée » : « Un arc-en-ciel en enfer »

Depuis, les choix éditoriaux dudit blog ont changé et cette évolution a conduit à la  suppression, légitime certes, mais trop « confidentielle » à mon goût, de l’ensemble des billets que je lui avais destinés, dont celui-ci, évidemment.
Mon profond attachement au « Quatuor pour la fin du temps » d’Olivier Messiaen m’a donné envie d’offrir une nouvelle vie à cette modeste publication… en la rafraîchissant quelque peu, et en me remémorant ce bon vieux dicton : « un petit chez soi vaut mieux qu’un grand chez les autres. »

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Görlitz (Silésie) 1940-42 – Vue générale du camp de prisonniers © fotopolska.eu

Görlitz – 15 janvier 1941, quelques minutes après 17 heures.

Comme chaque soir de l’hiver la nuit glacée a enseveli les baraquements hagards du camp sous un lourd linceul de poix épaisse. Quelques bulles de lumière blanchâtre et mouillée suspendues au sommet des piquets de clôture révèlent à peine les ornières d’ombre boueuse des travées. Les hommes épuisés par les rudesses impitoyables du travail forcé ont enfin rejoint leurs paillasses sur lesquelles ne tarderont pas à s’abîmer, pour un trop court moment de répit, rêves déçus et espoirs vaincus.

Ainsi va, terriblement étirée entre sordide et morbide, oubliée dans la vaste plaine de Silésie, la vie du camp de prisonniers de Görlitz. Et tout, ce soir comme tous les autres soirs, devrait se fondre dans l’invariable désolation du temps.

Pourtant, au Stalag VIII A, un rossignol posé sur le point le plus haut d’un arc-en-ciel déployé par deux anges de l’Apocalypse et enjambant cette parcelle de l’enfer, se met à chanter, comme un appel à la réunion des âmes :

Tapisserie de l’Apocalypse – Angers – XIVième siècle

Quatre prisonniers chaussés de sabots de bois et vêtus de vieux uniformes rapiécés, confisqués par leurs gardiens à des soldats tchèques, se préparent à interpréter, devant un improbable auditoire de quelques centaines de personnes, composé d’autres prisonniers, d’officiers allemands et de voisins du camp, une œuvre musicale inédite dont l’écriture est à peine terminée.
Lequel d’entre eux pourrait imaginer qu’il assiste à la première d’une exceptionnelle œuvre musicale qui bientôt s’imposera comme la pièce maîtresse de la musique de chambre du XXème siècle contribuant à l’immense renommée mondiale de son compositeur : le « Quatuor pour la fin du temps » ?
Captif comme ses trois compagnons musiciens, Olivier Messiaen, auteur de la partition, s’installe au piano.

Après un concert d’une cinquantaine de minutes de musique venue du Ciel, l’enthousiasme des applaudissements et des bravos ne réussit pas à masquer les émotions entremêlées des prisonniers et des gardiens. Peu, sans doute, avaient « compris » cette musique, mais tous étaient heureux. En enfer, mais heureux !

Quelques temps auparavant, peu après l’arrivée du prisonnier Messiaen au Stalag VIII A, les circonstances favorables s’étaient conjuguées pour qu’eût lieu cet incroyable évènement, sans que personne, jamais, ne pût même en formuler l’augure. D’abord, un officier allemand, amateur de musique, proposait au compositeur de lui fournir papier à musique et crayons. Une aubaine. Il s’arrangeait également pour réduire ses corvées afin de le laisser se réfugier tranquillement aux latrines pour composer. Parmi ses compagnons de captivité, d’autre part, Messiaen retrouvait le clarinettiste Henri Akoka et le violoncelliste Étienne Pasquier – fondateur avec ses deux frères du célèbre trio Pasquier. Le violoniste Jean Le Boulaire, également détenu, rejoignait le groupe.

Alors, j’ai écrit pour eux et pour moi-même, qui devais tenir la partie de piano, ce quatuor pour violon, clarinette, violoncelle et piano. C’était les gens que j’avais à côté de moi. Mais je l’ai écrit absolument sans instrument, n’ayant absolument aucun moyen de vérification, uniquement par l’audition intérieure.

Ainsi s’exprimait Olivier Messiaen lors d’une interview diffusée par Radio-Canada en 1988, expliquant du même coup pourquoi la formation instrumentale de ce quatuor, fruit des circonstances, est si peu habituelle.

Messiaen poursuivait son récit :

Mais je ne l’ai pas entendu, sauf trois jours avant ma libération : les officiers allemands ont décidé, puisque j’avais fait cette œuvre en captivité, qu’on allait la donner pour les camarades de captivité. Alors, on a réuni, dans un immense bloc, malgré le froid intense et tout, on a réuni, je ne sais pas, moi ! des milliers de personnes de toutes les classes de la société, des ouvriers, des prêtres, des médecins, des directeurs d’usine, des professeurs de lycée, enfin des gens de tous genres et de tout poil, et on a donné pour eux ce quatuor – très mal, c’était horrible. Moi, j’avais un piano droit dont les touches s’enfonçaient et ne voulaient pas se relever. Quand j’avais fait un trille, il fallait que je reprenne les touches à la main pour qu’elles remarchent. Le pauvre Akoka avait une clarinette dont une des clefs avait fondu à côté d’un poêle, et le pauvre Pasquier jouait sur un violoncelle à trois cordes. Heureusement, il avait l’Ut grave. Sans cela il n’aurait pas pu jouer du tout. Eh bien ! Malgré ces circonstances abominables, nous avons joué, et je ne sais pas si le public a compris, parce que ce n’était pas des connaisseurs en musique, mais c’était des gens malheureux comme nous. Ils ont été tout de même touchés parce qu’ils étaient malheureux et que nous étions aussi malheureux et que c’était une œuvre faite par un compagnon de captivité, et ça a été, je crois, le plus beau concert de toute mon existence.

(Les citations sont empruntées à : Lucie Renaud / 1 avril 2002 – La Scena Musicale, vol. 7 n°7)

Quelques bémols à ce récit toutefois pour tempérer la coquetterie un tantinet affabulatrice de la mémoire de Messiaen, – on ne saurait lui en tenir rigueur. C’est Étienne Pasquier, le violoncelliste, âgé de 90 ans en 1995, peu de temps avant sa disparition, qui les ajoute à l’occasion d’un entretien.

Sur bien des points son discours rejoint celui du compositeur, évidemment, toutefois quand Messiaen dit n’avoir entendu son quatuor que peu de temps avant la représentation, Pasquier précise que de fréquentes séances de répétition avaient lieu le soir, après le travail et jusqu’à l’extinction des feux, dans la baraque du théâtre qui avait été mise à la disposition du compositeur.  S’il confirme, en effet, les terribles difficultés que présentait le piano dont les touches restaient enfoncées, il rappelle que le violoncelle qu’il jouait le soir de la représentation avait bien toutes ses cordes. Étienne Pasquier avait même, précise-t-il, obtenu quelque temps auparavant la permission de se rendre en ville pour acheter son modeste instrument. « On ne peut venir à bout d’un morceau aussi difficile que le ‘ Quatuor pour la fin du temps ‘ avec trois cordes seulement » conclut-il.*

Olivier Messiaen (1908-1992)

Enfin, si dans l’enthousiasme du souvenir Messiaen avait gardé l’image de milliers d’auditeurs, Pasquier, plus prosaïquement, se souvient qu’ils n’étaient que quelques centaines, tout au plus 500. Un seul, me semble-t-il, aurait suffi pour que fût accompli le miracle.*

*Ces informations tirées de l’interview d’Étienne Pasquier sont extraites du livret du CD Deutsche Grammophon – version Chung – Shaham – Meyer – Wang.

Miracle de la musique, encore. Quelques semaines après ce concert extraordinaire, des officiers allemands vinrent dire à Messiaen que les membres du quatuor seraient bientôt rapatriés vers Paris, c’est à dire libérés. A l’étonnement du compositeur, l’un d’eux répondit par un argument aussi fallacieux que sympathique : les « soldats-musiciens » ne portant pas d’armes, leur détention est sans objet.

En juin 1941, le « Quatuor pour la fin du temps » a été joué à Paris avec Olivier Messiaen au piano, Étienne Pasquier au violoncelle, comme à Görlitz, mais le violoniste, ayant depuis choisi l’art dramatique, fut remplacé par un des frères Pasquier, ainsi que fut aussi remplacé le clarinettiste Jean Akoka qui était juif et devait rester caché.

Deux mots (très insuffisants) à propos du compositeur

Olivier Messiaen (1908-1992)

Pas toujours compris, mais très admiré, Olivier Messiaen a consacré sa vie à la composition et à la pédagogie. Parmi les disciples qu’il révéla Boulez, Xenakis, Stockhausen, dont les partitions révèlent souvent les traces de l’influence du maître.

Les thématiques chez Messiaen se combinent autour de trois ordres :
– l’amour humain dont le modèle serait Tristan et Yseult ;
– la nature, source permanente à laquelle il s’abreuve continuellement, les chants d’oiseaux en constituant une représentation majeure ;
– et sa foi catholique profonde qui l’habitera jusqu’à sa dernière heure en avril 1992. Il aimait à dire qu’il était né croyant.

Il se voulait d’ailleurs plus théologique que mystique, et ne manquait pas une occasion de se référer, de commenter ou de citer avec force précision les grands textes chrétiens. Ainsi, fait-il précéder ce quatuor d’une citation de l’Apocalypse de Jean, inspiration centrale de l’œuvre.

Le « Quatuor pour la fin du temps » et la musique du XXème siècle

L’importance inestimable de ce joyau de la musique de chambre dépasse largement la séduction de l’auditeur, par la place historique qu’il occupe : c’est d’une part la première fois que les chants d’oiseaux entrent dans le monde de la musique, et c’est par le truchement de cette composition, d’autre part, que Messiaen s’exprime largement sur ses conceptions rythmiques, proposant un horizon nouveau à l’écriture musicale.

Chagall – Triomphe de la musique – Panneaux du Metropolitan Opera

Par ailleurs, plus encore que Scriabine ou Schoenberg, Messiaen a approfondi la recherche des liens entre la musique et les couleurs. Possédait-il le don – ou l’anomalie pathologique – de synopsie, lui permettant d’associer spontanément une couleur à chaque note ? La question reste posée, mais dans ce quatuor et particulièrement au 7ème mouvement « Fouillis d’arcs-en-ciel, pour l’Ange qui annonce la fin du Temps », sa volonté de faire éclater les couleurs au milieu des sonorités ne saurait se dissimuler.

A partir de cette composition, née en situation de crise, l’écriture de Messiaen ne sera plus vraiment la même. « Catalogue d’oiseaux » (1956-1958) ou « Chronochromie » (1960) doivent sans doute beaucoup à la composition du quatuor qui marque peut-être le temps d’un dernier passage du compositeur dans le monde de la tonalité.

A suivre

Un arc-en-ciel en enfer / II – La musique

Olivier Messiaen : « Quatuor pour la fin du temps »

Publié par

Lelius

La musique et la poésie : des voies vers les êtres... Un chemin vers soi !

5 réflexions au sujet de “Un arc-en-ciel en enfer / I – L’histoire”

    1. Les sonorités de ce quatuor sont effet magiques. Je ne suis pas surpris qu’elles fassent frissonner la sensibilité musicale que vous avez souvent exprimée dans vos messages.
      Ne pensez-vous pas qu’il n’y a vraiment que par la musique, et dans une moindre mesure, par la poésie, que l’incroyant peut, le temps d’un soupir, aborder les rivages de Dieu ?

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