L’herbe écoute (19) – Tarentule /3

Theraphosidae

Peu de risque, dans l’intimité des salons de musique, de se faire mordre par une tarentule, et partant, d’y surprendre quelques danseurs aux pieds nus sautillant jusqu’à la transe. Cela ne signifie nullement pourtant que la Tarentelle n’aura pas trouvé sa place dans l’atmosphère feutrée des lieux ni qu’elle y aura perdu son entrain et sa bonne humeur, en abandonnant un peu de sa mythologie.

À quoi la musique fait appel en nous, il est difficile de le savoir. Ce qui est certain, c’est qu’elle touche une zone si profonde que la folie elle-même n’y saurait pénétrer.

L’herbe écoute (18) – Tarentule /2

Caribena versicolor

La musique, les rythmes, la danse et ses sources multiples, la légende, tout dans la tarentelle des villages était fait pour séduire les compositeurs et chorégraphes. Ils ne tarderont pas à l’intégrer dans leurs créations. Et voilà que, grâce à Tchaïkovski, Rossini, Chopin, Balanchine, entre autres, cette joyeuse exultation populaire va conquérir les scènes des grands théâtres, pour le bonheur de tous :

« Anyuta » est un ballet en deux actes d’abord créé pour la télévision soviétique en 1982 avant d’être adapté pour la scène. L’œuvre est une fusion réussie de la danse classique et d’une narration théâtrale émouvante, inspirée d’une nouvelle de Tchekhov, « Anne au cou ».

Rossini écrit cette pièce en 1835 sur des paroles du librettiste Carlo Pepoli, pour un cycle de mélodies inspirées de thèmes folkloriques, « Soirées musicales ». Les transcriptions pour orchestre d’abord, pour piano seul par Franz Liszt ensuite, et l’intégration de l’œuvre par Ottorino Respighi dans un de ses ballets provoquent l’immense succès de « La Danza », qui ne s’arrêtera pas avec le temps – en témoigne notre cinéma.

En 1841 Chopin écrit sa « Tarantella » pour piano en écho à « La Danza » de Rossini qui séduit définitivement le public.

L’herbe écoute (17) – Tarentule /1

Une injonction vitale née d’une d’une croyance populaire ancrée dans la peur. Au Moyen Âge, dans la région des Pouilles en Italie, les paysans pensaient que la morsure de l’araignée tarentule (Lycosa tarentula) provoquait une maladie, le tarentisme. Ses symptômes : prostration, anxiété, douleurs et convulsions, capables de provoquer la mort. La seule manière d’en guérir, selon la tradition, était de se livrer à une danse frénétique jusqu’à l’épuisement total. Mais encore fallait-il, selon la légende, pour que cesse l’effet du venin, que la danse plût à la grosse bête.

La Tarentelle était née. Et pour accompagner cette frénésie de piétinements et de soubresauts destinés à mimer jusqu’à la transe les mouvements désordonnés de l’araignée, la musique. Indispensable musique et son rythme effréné porté par les tambourins, accordéons, guitares, fifres et autres mandolines.

L’effrayante tarentule trouvait ainsi sa voie royale vers la postérité, la grande porte de la musique. Avec le temps, les tarentelles populaires et campagnardes, perdant leur intention mystique originelle, deviendront musiques de fêtes, ballades sentimentales, parfois mélancoliques, sur des rythmes moins endiablés.
Cette danse entrainante, avec toutes ses variantes régionales, devenue l’expression de l’identité culturelle du sud de l’Italie, ne tardera pas à inspirer les compositeurs classiques – et chorégraphes – qui transporteront cette musique joviale et gaillarde des places de villages jusqu’aux salons huppés et aux scènes prestigieuses.

Une forme moins agitée de Tarentelle, plus mélodique et poétique. Pièce emblématique du répertoire populaire. Ses paroles en dialecte local, racontent une histoire d’amour courtoise et passionnée. C’est un dialogue entre un homme qui exprime son amour et sa souffrance, et la femme qui lui répond. La musique cherche à créer une atmosphère à la fois joyeuse et mélancolique, oscillant entre l’ardeur du désir et la tristesse de l’éloignement.

Tarentelle en scène

Tarentelle à la chambre

L’art, la manière et… la grâce

Fallait-il, comme le prétendait jadis mon père, que Dieu fût de bonne humeur lorsqu’il créa l’Italie.

Tenez, par exemple : Sur la route de Gallipoli une Tarentule ou pire, une Veuve noire, vous a mordu. Le poison rend vos chances de survie bien ténues… Mais rien n’est vraiment perdu : Engagez-vous jusqu’à la transe dans une danse rituelle effrénée, la « tarentelle »,  et peut-être réussirez-vous, en exorcisant ainsi la mélancolie qui vous envahit, à convaincre, par la séduction, le mortel insecte de vous épargner.

Ah ! Vous ne savez pas danser… Eh bien, prenez une guitare canadienne, choisissez un compositeur autrichien et, en virtuose russe jouez la « pizzica » qu’il a écrite…

Si vous parvenez à imiter le modèle, l’araignée me l’a juré, vous n’aurez vraiment plus rien à craindre !

Vera Danilina interprète  – quel mot serait plus juste ? -,
« Tarentella »
de Johan Kasper Mertz
(guitariste et compositeur autrichien – 1806-1856)

Côté scène, côté garage ou… côté cuisine ?

À quoi la musique fait appel en nous, il est difficile de le savoir. Ce qui est certain, c’est qu’elle touche une zone si profonde que la folie elle-même n’y saurait pénétrer.

Cioran – De l’inconvénient d’être né (1973)

En Italie, à l’époque baroque, on affirmait que la victime d’une morsure de tarentule devait danser, longtemps et avec frénésie, une « tarentelle » pour chasser le mal que l’araignée lui avait inoculé. Mais encore fallait-il, pour que la thérapie fût efficace, que la tarentelle choisie plût à l’araignée…

Aujourd’hui, et depuis La Danza du grand Rossini, la morsure n’est plus obligatoire et la danse se contente parfois de n’être que chantée.
Quant au choix du lieu… tout est désormais permis, du garage à la cuisine en passant par la scène.
Le choix du lieu n’affecte ni le plaisir, ni la bonne humeur… et encore moins la virtuosité.

Côté scène :
Patricia Janečková – « La Danza » – Gioachino Rossini

Già la luna è in mezzo al mare,
mamma mia, si salterà!
L’ora è bella per danzare,
chi è in amor non mancherà.

Già la luna è in mezzo al mare,
mamma mia, si salterà!

Presto in danza a tondo, a tondo,
donne mie venite qua,
un garzon bello e giocondo
a ciascuna toccherà,
finchè in ciel brilla una stella
e la luna splenderà.
Il più bel con la più bella
tutta notte danzerà.

Mamma mia, mamma mia,
già la luna è in mezzo al mare,
mamma mia, mamma mia,
mamma mia, si salterà.

Frinche, frinche, frinche,
frinche, frinche, frinche,
mamma mia, si salterà. :

La! la ra la ra
la ra la la ra la

Salta, salta, gira, gira,
ogni coppia a cerchio va,
già s’avanza, si ritira
e all’assalto tornerà.

Già s’avanza, si ritira
e all’assalto tornerà!

Serra, serra, colla bionda,
colla bruna và quà e là
colla rossa và a seconda,
colla smorta fermo sta.
Viva il ballo a tondo a tondo,
sono un Re, sono un Pascià,
è il più bel piacer del mondo
la più cara voluttà.

Mamma mia, mamma mia,
già la luna è in mezzo al mare,
mamma mia, mamma mia,
mamma mia, si salterà.

Frinche, frinche, frinche,
frinche, frinche, frinche,
mamma mia, si salterà.

La! la ra la ra
la ra la la ra la

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Côté garage :
Louis de Funès – Le Corniaud – Film de Gérard Oury – 1965

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Côté cuisine (avec ustensile) :
Patricia Janečková – « La Danza » – Gioachino Rossini

« S’étourdir jusqu’au vertige… »

Francisque Duret – Jeune pêcheur napolitain dansant la Tarentelle – bronze – 1833

 

Vous avez appris la danse, danse
Vous avez appris les pas
Redonnez-moi la cadence, dence
Et venez danser avec moi !
Ne me laissez pas la danse, danse
Pas la danser comme ça.
Venez m’apprendre la danse, danse
Et la danser avec moi !

Yves Duteil (Tarentelle – 1980)

 

 

Venez danser avec moi…

… Mais, — ne le dites à personne — la Tarentelle, je ne la danse pas « vraiment » comme le jeune pêcheur napolitain de Duret… Et encore moins (ben voyons !) comme nos deux danseurs étoiles du Het Nationale Ballet (Ballet National des Pays-Bas), Maia Makhateli et Remi Wortmeyer dans la chorégraphie écrite en 1964 par le grand Balanchine.

— Eh ! Je vous vois sourire… Vous vous en doutiez bien, évidemment ! Bon, d’accord, il est vrai que la danse et moi… Je me bornerai donc à taper sur le tambourin… mais, promis, en mesure.

Alors à défaut, hélas ! de danser ensemble, partagerons-nous le plaisir d’un moment joyeux, tonique, enlevé et, pour le moins, talentueux, digne reflet des heureuses énergies que je nous souhaite pour mener au succès les espérances les plus folles qu’insuffle en nous cette nouvelle rentrée.

Allez ! Battez tambourins ! Claquez castagnettes ! C’est la Tarentelle !

 §

Même quand la jeune fille, sollicitée par nous, se levait modestement pour danser la tarentelle aux sons du tambourin frappé par son frère, et qu’emportée par le mouvement tourbillonnant de cette danse nationale, elle tournoyait sur elle-même, les bras gracieusement élevés, imitant avec ses doigts le claquement des castagnettes et précipitant les pas de ses pieds nus, comme des gouttes de pluie sur la terrasse ; oui, même alors, il y avait dans l’air, dans les attitudes, dans la frénésie même de ce délire en action, quelque chose de sérieux et de triste, comme si toute joie n’eût été qu’une démence passagère, et comme si, pour saisir un éclair de bonheur, la jeunesse et la beauté même avaient besoin de s’étourdir jusqu’au vertige et de s’enivrer de mouvement jusqu’à la folie !

Alphonse de Lamartine (Graziella – Livre huitième – VII)