Fulgurances – XXIX – Sens

François Cheng

Le diamant du lexique français, pour moi, c’est le substantif « sens ».
Condensé en une monosyllabe – sensible donc à l’oreille d’un Chinois – qui évoque un surgissement, un avancement, ce mot polémique cristallise en quelque sorte les trois niveaux essentiels de notre existence au sein de l’univers vivant : sensation, direction, signification.

Le dialogue : Une passion pour la langue française
Desclée de Brouwer (2002)

Musiques à l’ombre – 6 – Débordement des sens

L’admirable chef d’œuvre ! Il faut après l’analyse oublier tout ce que l’on vient d’écrire et s’abandonner à ce poème si intensément dramatique et qui contient plus de musique en ses trois mouvements qu’un opéra tout entier. Quelle force jusque là inconnue a pu dicter pareille confession, présider à un tel débordement des sens ? Comment pourrait-on encore, après le ‘Quintette’, parler d’un Franck « Pater Seraphicus ! » ? Si la victoire reste à un idéal de pureté conquis de haute lutte, les forces obscures n’en sont pas moins présentes, imposant leur volonté à la faiblesse humaine.

Jean Gallois – Franck (collection ‘Solfèges’ N°27)

Ce n’est pas une des moindres vertus de l’ombre que d’engager l’esprit paresseux, apaisé par la fraîcheur qu’elle dispense, à divaguer à loisir entre pensées et souvenirs.
Dans la fausse somnolence de cet après-midi-là, les images du passé et leurs légendes, balancées entre mémoire et rêve, ont fini singulièrement par trouver, à rebrousse-chemin du schéma proustien, l’unité de leur figuration dans une page de musique.
L’ébauche d’un souvenir passionné de ma lointaine jeunesse avait suffi, à travers un enchaînement éclair de mes pensées, à faire battre dans ma poitrine les échos romantiques de l’inoubliable Quintette pour piano et cordes en fa mineur de César Franck, ce monument initiatique de la musique de chambre française, que je découvrais alors.
Après tout, ce magistral quintette – malgré quelques grandiloquences que l’on pardonne volontiers au puissant organiste – ne contient-il pas déjà, en germe, la célèbre ‘petite phrase de Vinteuil’ qui bouleversera tant ce cher Swann ?

Une pression du doigt sur un écran et, magie de la technologie, cinq jeunes et brillants musiciens font, comme aurait pu le dire Debussy, « exploser » l’ombre de mille couleurs…

César Franck 1822-1890
Trois mouvements :

– Molto moderato quasi lento : D'abord, le premier violon seul fait remonter des profondeurs de l'âme les accents passionnés du thème principal, (qui reviendra de manière cyclique tout au long de l’œuvre), vite soutenu par le second violon, l'alto et le violoncelle, tandis que par une délicate berceuse s'invite le piano. 
Le dialogue entre les instruments se poursuit autour de nouveaux thèmes annexes, le rythme s'emporte, le tempo s'accélère, évidente figuration de la pulsion dramatique sous-tendue par la passion. Après une courte accalmie le mouvement atteint son paroxysme dans la frénésie d'un fougueux animato collectif.     

Lento con molto sentimento : Longue élégie romantique qui ne manque pas de retrouver un temps le thème cyclique, signature sonore du quintette. La gravité du violoncelle maintient la tension dramatique tout au long du mouvement.


Allegro non troppo ma con fuoco : Après l'obsédant bourdonnement des cordes au début du mouvement, un premier thème, appuyé sur les accords du piano, se fait entendre nerveusement. Le second thème, pilier du deuxième mouvement, s'y superpose à travers une architecture complexe, magnifiant la densité dramatique de l'instant. Une respiration et le thème principal revient pour animer l'ensemble dans une exaltante coda que conclut un énergique unisson.

César Franck
Quintette pour piano et cordes en fa mineur
(1879)

Rosanne Philippens (violon)
Lorenzo Gatto (violon)
Camille Thomas (violoncelle)
Dimitri Murrath (alto)
Julien Libeer (piano)

Mille mercis et mille bravos à ces jeunes musiciens aussi beaux que talentueux !

L’amour au temps de… la pandémie

Dans le malheur, l’amour devient plus grand et plus noble.

Gabriel Garcia-Marquez
(« L’amour au temps du choléra » – 1985)

May all your storms be weathered
And all that’s good get better *

Shirley Horn – « Here’s to life »

* Puisses-tu surmonter toutes tes tempêtes
   Et embellir tous tes bonheurs

En 2011, vision prémonitoire pour le moins, David Mackenzie réalise un film, « PERFECT SENSE »,  dont le synopsis est le suivant :
Le monde des humains est frappé par une étrange épidémie qui détruit progressivement les cinq sens des personnes atteintes par le virus. Le monde perd ses repères, ses équilibres. Au cœur de cette tragédie un cuisinier, que la pandémie prive d’une large part de son activité, et une brillante infectiologue, aussi engagée que perplexe, tombent amoureux…
Une voix off conduit le récit entre effroi et romantisme jusqu’à une scène finale particulièrement poignante.

Un youtubeur dont je ne connais que la signature, OS. BEND, a eu, il y a peu, la belle idée de réaliser un montage de quelques images du film sur un standard du Jazz vocal, aussi cher à mes oreilles qu’à mon cœur, – qui, précision importante, n’est pas la musique originale du film, composée par Max Richter.  Cette judicieuse bande son de substitution c’est « Here’s To Life », de et par Shirley Horn dans la superbe version qu’elle enregistra aux studios Verve en 1992.

Ce talentueux mixage, par l’harmonie qu’il entretient entre les images choisies, la grâce naturelle des deux acteurs, Eva Green et Edward McGregor, qui les enlumine, et la voix magique de Shirley Horn, si simplement romantique, ajoute au souvenir de ce film un très émouvant supplément de poésie.
L’amour, comme un sixième sens que la catastrophe n’atteint pas…

No complaints and no regrets
I still believe in chasing dreams and placing bets
But I had learn that all you give is all you get
So give it all you got
.
I had my share
I drank my fill
And even though I’m satisfied
I’m hungry still
To see what’s down another road beyond the hill
And do it all again
.
So here’s to life
And every joy it brings
So here’s to life
To dreamers and their dreams
.
Funny how the time just flies
How love can go from warm hellos
To sad goodbyes
And leave you with the memories you’ve memorized
To keep your winters warm
.
For there’s no yes in yesterday
And who knows what tomorrow brings or takes away
As long as I’m still in the game
I want to play
For laughs for life for love
.
So here’s to life
And every joy it brings
Here’s to life
For dreamers and their dreams
May all your storms be weathered
And all that’s good get better
Here’s to life
Here’s to love
Here’s to you
May all your storms be weathered
And all that’s good get better
.
Here’s to life
Here’s to love
Here’s to you

— ¤ —

En décembre 2020, un billet publié sur « De Braises et d’Ombre » :

Here’s to life