Parlez-moi d’amour – 11 – ‘Il passa’

Un goûter avec Dieu

En cette terre, en cette terre,
En cette prairie toute pure,
A part tendresse, à part amour,
Pas d’autre grain planté pour nous.

 Rûmi – Cette lumière est mon désir

Reprise d’un conte aux origines inconnues, publié sur ‘Perles d’Orphée’ le 5/01/2015 sous le titre « Un abricot avec Dieu »

Roland Oudot – 1897-1981 – L’écolier

Ce jeudi-là – à cette époque le jeudi était le jour sans école –, Maxime avait décidé d’aller à la rencontre de Dieu. Tout simplement. Il n’avait aucune idée du chemin qu’il prendrait, ni du temps qu’il lui faudrait pour atteindre son but, mais il pensait fort justement que ce serait grande imprudence de s’engager dans une telle aventure, qui pourrait bien demander une après-midi complète, sans prévoir de quoi tenir. A onze ans, il est vrai, on ne se passe pas facilement de son goûter.
Il vida donc son cartable des livres, cahiers et crayons qui en remplissaient copieusement les compartiments et empocha à leur place deux ou trois barres de chocolat, une poignée d’abricots secs, et quelques petites bouteilles de jus de fruit qu’il trouva à leur place habituelle, dans le réfrigérateur.

Dès qu’il reçut de sa maman l’autorisation de quitter la table du déjeuner, Maxime s’empressa d’empoigner son cartable devenu sac à provisions et se mit aussitôt en route. Son intuition lui indiquerait certainement le bon itinéraire.

Il marcha d’un pas décidé pendant une vingtaine de minutes qui lui parurent une éternité, puis s’arrêta près d’un des bancs qui jalonnent le périmètre du parc à la sortie de la ville.

Toulouse-Lautrec 1864-191 – Vieille dame assise

Une vieille dame menue y était assise ; elle observait les oiseaux rivaliser d’habileté dans leurs figures aériennes et sonores, et flattait d’un sourire discret les impertinences de leurs ébats. Le garçon s’assit près d’elle, silencieusement. Un long moment immobile s’écoula ainsi dans la douceur embaumée du parc avant que Maxime ouvrît son cartable pour prendre un abricot. Par la même occasion il en tendit un à sa voisine, accompagnant son geste d’un gentil regard qui ne masquait rien des interrogations naïves du garçon. La dame élargit son sourire en signe de remerciement et prit le fruit sec qu’elle dégusta volontiers.

Quelques minutes plus tard, sans qu’aucune parole, jamais, fût échangée, le jeune garçon lui proposa un jus de fruit qu’elle accepta avec un même plaisir et ses lèvres et son regard se firent plus cordiaux encore. Ainsi passèrent-ils tous les deux cette belle après-midi de jeudi à partager dans la paix et le silence, abricots et jus de fruit, chants d’oiseaux et parfums de printemps, jusqu’à ce que le déclin du jour et l’envie de retrouver ses parents suggérassent au jeune garçon l’idée du retour.

Korè au péplos – 530 av.JC

Maxime se leva et se mit naturellement en marche vers la maison. Mais après quelques pas, il laissa tomber son cartable vide à ses pieds, se retourna vers la vieille dame et se précipita dans ses bras en courant. Ils s’enlacèrent l’un l’autre tendrement ; Maxime étreignait sa vénérable compagne de l’après-midi de toutes les forces ingénues de son enfance pendant que celle-ci gratifiait le garçon d’un profond sourire de korè, ce « sourire de l’amour » qui illumine les beaux visages de ces statues grecques archaïques que « nous aimons d’une tendresse qui ne peut s’épuiser », selon le mot d’Élie Faure, passionné d’art, qui les a tant fréquentées.

Quand le garçon entra dans le salon, sa mère remarqua d’un coup d’œil la lumière toute nouvelle qui éclairait le visage de l’enfant. La question ne se fit pas attendre :
Qu’as-tu donc fait cette après-midi qui te rende aussi joyeux, mon chéri ?
J’ai pique-niqué avec Dieu, maman, répondit-il fièrement. Et d’ajouter dans un même enthousiasme, sans laisser le temps à sa mère de poser l’inévitable question suivante :
– Et elle a le plus beau sourire du monde, tu sais !

La vieille dame, elle aussi, était rentrée chez elle, le visage rayonnant de joie et de paix. Jamais son fils ne lui avait connu pareille expression de sérénité ; la question arriva donc :
Mère, qu’as-tu fait de ton après-midi pour paraître si radieuse ce soir ?
J’ai mangé des abricots avec Dieu. Et, vois-tu, je ne l’aurais jamais imaginé si jeune.

Sourire : « Le fin mot de tout »

Mon sourire, ce petit morceau déjà visible de mon squelette.

Albert Cohen – ‘Belle du Seigneur’

Une réflexion de Montherlant sur le sourire.
Celui que l’on échange sans raison apparente avec des étrangers de rencontre ; celui qui, au fond de nous, apparaît pour nous interpeller ou nous sermonner, et qu’on gardera secret ; celui qui ne nous quittera pas toute l’éternité durant…
Et en filigrane de cette méditation le sourire du bouddha :

« le sourire de la pensée la plus profonde ».

Il m’est arrivé quelquefois, dans la rue, de surprendre une femme ou un enfant, des inconnus, qui, en me croisant, me souriaient. D’abord je restais interloqué. Puis je compris. Ils avaient vu sur mon visage un sourire inconscient, qu’ils avaient cru plus ou moins qui leur était adressé, et ils y répondaient.

Le « sourire de la pensée la plus profonde ».

Durant que j’écrivais ce livre, je ne cessais de sourire intérieurement.

C’était le sourire de ce que je n’y exprimais pas. J’espère qu’il ne s’est pas
trahi.

Maintenant le livre est terminé. Et ce sourire s’accentue, tandis que je regarde mon œuvre. Que signifie-t-il ? Je préfère ne pas le dire.

Le sourire et le silence.

Bouddha respire une rose, se tait, et sourit. Ce sourire, le fin mot de tout. Les Grecs mêmes n’avaient pas trouvé cela. Jésus même n’avait pas trouvé cela. La nature l’avait trouvé : quand ils contemplent enfin librement ce qu’ils ont été, et ce qu’est le monde, les hommes, dans leurs cadavres, sourient.

Le sourire de la pensée la plus profonde.

Henry de Montherlant 1895-1972

 

Les causes

En souvenir d’une impossible histoire d’amour…
…………….. … ou de l’histoire d’un amour impossible !
En souvenir du plus beau des instants, point d’orgue de l’univers entier, celui où les mains se rencontrent.

Les causes

Les crépuscules et les générations.
Les jours dont aucun ne fut le premier.
La fraîcheur de l’eau dans la gorge
D’Adam. L’ordre du paradis.
L’œil déchiffrant les ténèbres.
L’amour des loups à l’aube.
La parole. L’hexamètre. Le miroir.
La tour de Babel et l’arrogance.
La lune que regardaient les Chaldéens.
Les sables innumérables du Gange.
Tchouang-tseu et le papillon qui le rêve.
Les pommes d’or des îles.
Les pas du labyrinthe vagabond.
La toile infinie de Pénélope.
Le temps circulaire des stoïques.
La monnaie dans la bouche du mort.
Le poids de l’épée sur la balance.
Chaque goutte d’eau dans la clepsydre.
Les aigles, les fastes, les légions.
César le matin de Pharsale.
L’ombre des croix sur la terre.
Les échecs et l’algèbre du Persan.
Les traces des longues migrations.
La conquête des royaumes avec l’épée.
La boussole incessante. La mer ouverte.
L’écho de la pendule dans la mémoire.
Le roi exécuté à la hache.
La poussière incalculable des armées.
La voix du rossignol au Danemark.
La ligne scrupuleuse du calligraphe.
Le visage du suicidaire dans la glace.
La carte du joueur. L’or vorace.
Les formes du nuage dans le désert.
Chaque arabesque du kaléidoscope.
Chaque remords et chaque larme.
Il a fallu toutes ces choses
Pour que nos mains se rencontrent.

Jorge Luis Borges 

in « Poèmes d’amour » – traduction de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle – Gallimard, 2014.

Las Causas

Los ponientes y las generaciones.
Los días y ninguno fue el primero.
La frescura del agua en la garganta
De Adán. El ordenado Paraíso.
El ojo descifrando los colores.
La palabra. El hexámetro. El espejo.
El amor de los lobos en el alba.
La Torre de Babel y la soberbia.
El sol como un león sobre la arena.
Las arenas innúmeras del Ganges.
Chuang-Tzu y la mariposa que lo sueña.
Las manzanas de oro de las islas.
Los pasos del errante laberinto.
El infinito lienzo de Penélope.
El tiempo circular de los estoicos.
La moneda en la boca del que ha muerto.
El peso de la espada en la balanza.
Cada gota de agua en la clepsidra.
César en la mañana de Farsalia.
Los fastos, los trofeos, los ejércitos.
La sombra de las cruces en la tierra.
El ajedrez y el álgebra del persa.
La conquista de reinos por la espada.
La brújula incesante. El mar abierto.
El rey ajusticiado por el hacha.
El polvo incalculable que fue ejércitos.
La voz del ruiseñor en Dinamarca.
La escrupulosa línea del calígrafo.
El rostro del suicida en el espejo.
El naipe del tahúr. El oro ávido.
Las formas de la nube en el desierto.
Cada remordimiento y cada lágrima.
Se precisaron todas esas cosas
Para que nuestras manos se encontraran.

Historia de la noche (1977)

A une passante

Il y a comme cela des jours où la poésie nous saute à la gorge sans prévenir, sans pitié.

Que tout à coup la vie décide de nous gratifier, par surprise, sans raison, de la volupté d’un instant exquis, rare, effroyablement court, qui se résume à l’accident heureux d’une insoupçonnable et magnétique rencontre, et nous voilà victime, foudroyée mais béate, d’un tel enchantement.

L’émotion qui nous enserre soudain est inénarrable, tant les images qui la composent s’entremêlent inexplicablement dans un fugace et retentissant désordre de souvenirs, de rêves et d’espérances que l’on croyait enfouis à jamais.

¨Mirror- Portrait par Tigran-Tsitoghdzyan

Alors, comme pour dominer le silence de notre saisissement, devenons-nous spontanément poète. Instinctif mais stérile poète des vers que nous n’avons pas écrits ; ces vers émus de nos grands aînés bercés par le génie, gravés dans notre mémoire et qui dispersent sur l’éphémère d’un si fragile instant le parfum de leur éternité.

Merci, Serge, de dire mes mots !  Merci, Charles, de les avoir, hier, écrits !

Merci Madame, belle inconnue, d’avoir ce matin traversé mon chemin !

« Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté… »

A une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Charles Baudelaire