Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Ton cher amour remémoré me rend si riche
Qu’à l’état d’un monarque je préfère le mien.
Shakespeare (1564-1616) – Sonnet 29 – traduction Robert Ellrodt
William-Shakespeare 1564-1616
Sonnet XXIX
Lorsqu’en disgrâce auprès du monde et du destin, Je suis seul à pleurer sur ce qui m’importune, Et crie en vain mon trouble au ciel sourd et hautain, Et me scrute moi-même, et maudit ma fortune, Je me voudrais celui qui connaît cette chance D’être entouré d’amis et qui semble parfait, Je jalouse son art et sa haute importance, Quand de mes moindres dons je reste insatisfait. Mais lorsqu’en ces dégoûts dont mon cœur se désole, Soudain je pense à toi, mon naturel soucieux Ainsi que l’alouette au point du jour s’envole Hors l’ombre et chante un hymne à la porte des cieux ; …..Car de ton tendre amour l’idée me rend si fort …..Que des rois que j’enviais je méprise le sort.
Traduction :J. F. Berroyer
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Texte original dit par Paterson Joseph
When, in disgrace with fortune and men’s eyes,
I all alone beweep my outcast state,
And trouble deaf heaven with my bootless cries,
And look upon myself and curse my fate,
Wishing me like to one more rich in hope,
Featured like him, like him with friends possessed,
Desiring this man’s art and that man’s scope,
With what I most enjoy contented least;
Yet in these thoughts myself almost despising,
Haply I think on thee, and then my state,
(Like to the lark at break of day arising
From sullen earth) sings hymns at heaven’s gate;
For thy sweet love remembered such wealth brings
That then I scorn to change my state with kings.
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Traduire la poésie est une besogne ardue […].
Traduire Shakespeare, en général, est d’une difficulté supplémentaire.
Mais traduire les sonnets de Shakespeare ! Voilà qui touche à l’absurde.
Pierre-Jean Jouve Shakespeare’s sonnets, version française – Mercure de France, 1969
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Honni de la Fortune, autant des hommes, Je pleure, seul, mon destin de paria, Le Ciel est sourd, en vain je l’importune Je comprends qui je suis, je maudis mon sort
Et envie ceux qui ont quelque espérance J’en voudrais les amis ou l’entregent, J’en rêve le talent. Je ne dédaigne Que ce qui est déjà de mon pouvoir.
Et pourtant ! L’alouette au point du jour Dénie la terre sombre ; et même dans l’état Où je suis, ce mépris, presque, que j’ai de moi, Mon chant de toi monte aux portes du Ciel.
…..Si riche, à me savoir aimé de toi, …..Que j’en mépriserais le sort même des rois.
« Que l’homme n’aime rien, et il sera invulnérable »(Tchouang-Tseu). Maxime profonde autant qu’inopérante. L’apogée de l’indifférence, comment y atteindre, quand notre apathie même est tension, conflit, agressivité ?
Cioran – « La tentation d’exister »
Je ne peux pas plus me passer de la musique de Jean-Sébastien Bach que je ne peux cesser de fréquenter le théâtre de Shakespeare.
— Suis-je normal, Docteur ?
J’ai l’impression, en écrivant cela, que je recopie une phrase de Cioran – peut-être, d’ailleurs, m’est-elle dictée par le souvenir inconscient d’un de ses aphorismes qui sont depuis longtemps aussi indispensables à l’hygiène de mon esprit que le savon à celle de mon corps.
— Suis-je normal, Docteur ?
William Shakespeare (1564-1616)
Jean-Sébastien Bach (1685-1750)
Il n’empêche que là est ma vérité : le plus souvent, lorsque je reviens d’un numineux voyage dans la lumière céleste, à califourchon sur la trompette d’un ange, auquel m’a invité le Cantor, c’est un personnage de Shakespeare qui m’accueille, l’espace d’un instant, sur le quai du retour. Comme le traître Iago, l’intrigante Lady Macbeth ou Richard III parfois, la tunique couverte du sang de ses victimes, qui m’attendent au débarcadère pour me rappeler que les dieux bienfaisants ont fui la Terre depuis longtemps, si tant est qu’ils l’habitassent un jour.
— Suis-je normal, Docteur ?
Qui, mieux que Jean-Sébastien Bach, aurait-il aidé Dieu à remplir de braises ardentes le cœur des hommes ? Qui, autant que Shakespeare lui-même, aurait-il su déployer toute la pertinence et la perspicacité d’un observateur aguerri pour révéler avec si grande justesse, depuis l’ombre où elle se tapit, les arcanes de l’âme humaine ?
Et comme un écho personnel à ces certitudes j’ai choisi d’intituler ce journal intime ouvert à tout vent : « De Braises et d’Ombre ».
— Suis-je normal, Docteur ?Avant que vous ne prononciez votre diagnostic, très cher Docteur, et peut-être pour le peaufiner encore, prenez donc un billet pour l’éternité ! Le voyage est court… et sa pompe si joyeuse !
Cantate BWV 70 « Wachet ! Betet ! Betet ! Wachet ! » (Veillez ! Priez ! Priez ! Veillez !) – Mouvement 1 en Ut majeur (Chœur)
Veillez ! priez ! priez ! veillez ! Tenez-vous prêt À tout moment Jusqu’à ce que le souverain des souverains Mette une fin à ce monde !
Quand vous en reviendrez, pensez à entrouvrir la porte de ce vieux palais vénitien : Shylock, redoutable usurier pas très recommandable certes, répond au « Marchand de Venise », le Seigneur Antonio, qui, nonobstant le profond dédain qu’il porte à ce banquier parce qu’il est juif, vient de lui demander un nouveau prêt… Édifiant !
Shakespeare : Le Marchand de Venise – Acte I-Scène 3
SHYLOCK
Seigneur Antonio, mainte et mainte fois vous m’avez fait des reproches au Rialto sur mes prêts et mes usances.
Je n’y ai jamais répondu qu’en haussant patiemment les épaules, car la patience est le caractère distinctif de notre peuple. Vous m’avez appelé mécréant, chien de coupe-gorge, et vous avez craché sur ma casaque de juif, et tout cela parce que j’use à mon gré de mon propre bien. Maintenant il paraît que vous avez besoin de mon secours, c’est bon. Vous venez à moi alors, et vous dites : « Shylock, nous voudrions de l’argent. » Voilà ce que vous me dites, vous qui avez craché votre rhume sur ma barbe ; qui m’avez repoussé du pied, comme vous chasseriez un chien étranger venu sur le seuil de votre porte. C’est de l’argent que vous demandez ! Que devrais-je vous répondre ? Dites, ne devrais-je pas vous répondre ainsi : « Un chien a-t-il de l’argent ? Est-il possible qu’un roquet prête trois mille ducats ? » Ou bien irai-je vous saluer profondément, et dans l’attitude d’un esclave, vous dire d’une voix basse et timide : « Mon beau monsieur, vous avez craché sur moi mercredi dernier, vous m’avez donné des coups de pied un tel jour, et une autre fois vous m’avez appelé chien ; en reconnaissance de ces bons traitements, je vais vous prêter beaucoup d’argent » ?
Enfin, cher Docteur, je dois à l’honnêteté de vous prévenir que même si vous me trouvez particulièrement dérangé, je ne suivrai aucune de vos prescriptions qui viseraient à me guérir.
Mais n’est-ce pas là une inutile précaution, car je gage que vous me déclarerez incurable ? Tant mieux !
— Je ne suis vraiment pas normal, Docteur !
Et, à s’en référer à Cioran lui-même, comment pourrait-on, à la fois, être normal et vivant ? (« La tentation d’exister »)
Sans Bach, la théologie serait dépourvue d’objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu.
Shakespeare : rendez-vous d’une rose et d’une hache.