‘Croire en moi ?’

Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

Fernando Pessoa – Bureau de tabac

Enregistrement 2003

Pessoa
Fernando Pessoa (1888-1935)

Le monde est à qui naît pour le conquérir,
et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu’il peut le conquérir.
J’ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.
Sur mon sein hypothétique j’ai pressé plus d’humanité que le Christ,
j’ai fait en secret des philosophies que nul Kant n’a rédigées,
mais je suis, peut-être à perpétuité, l’individu de la mansarde,
sans pour autant y avoir mon domicile :
je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;
je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ;
je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvrît la porte
auprès d’un mur sans porte
et qui chanta la romance de l’Infini dans une basse-cour,
celui qui entendit la voix de Dieu dans un puits obstrué.
Croire en moi ? Pas plus qu’en rien…
Que la Nature déverse sur ma tête ardente
son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ;
quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout…

                                                                                « Bureau de tabac » – Extrait

Pessoa - Bureau de tabac

Après un regard sur le monde…

Dans les grandes perplexités astreins-toi à vivre comme si l’histoire était close et à réagir comme un monstre rongé par la sérénité.

Cioran – « De l’inconvénient d’être né » (1973)

ω

Passe-partout

Marcel Jean - trompe-l’œil - Armoire surrealiste-1941
Marcel Jean – trompe-l’œil – Armoire surréaliste-1941

Aujourd’hui encore, parfois,
tu peux avec la clef d’un simple trèfle
ouvrir le monde.

Yannis Ritsos (Poète grec 1909 - 1990)
Yannis Ritsos
(Poète grec 1909 – 1990)

 

Extrait de « Secondes » 

(Traduction Marie-Cécile Fauvi)

« Adieu vive clarté de nos étés trop courts ! »

Paul Cézanne - L'Estaque les toits rouges - 1885
Paul Cézanne – L’Estaque, les toits rouges – 1885

Le plus beau temps du monde

L’été respire au bout de ce récif de toits,
L’été de ton amour plein de mélancolie,
L’été qu’on voit mourir un peu dans chaque jour
Qui roule jusqu’ici ses falaises de suie.
Églogue fatiguée, l’on entend la chanson
Très pure d’un oiseau au milieu du silence.
Regarde s’enfuir le plus beau temps de la vie,
Le plus beau temps du cœur, la mortelle saison
De la jeunesse aux noirs poisons. Voici la route,
Ce saut de feu dans le délire des cigales
Et de bons parapets pour reposer tes bras.
Dans le ciel campagnard meurt le maigre charroi,
S’envolent les décors barbares des passions :
Petits balcons de fer écumant d’églantines,
Escalades des murs titubants, dérision
Des dorures, outremer houleux des orages.
Tu ne reconnais plus ces folles mousselines
Dans tout ce bleu que fait resplendir sans raison
Chaque matin, parmi plusieurs enfantillages,
L’été de ton amour, la saison du bonheur.

Tu regardes s’enfuir le plus beau temps du monde.

Bruxelles 1900-1996
Bruxelles 1900-1996

Albert Ayguesparse 

(« Le vin noir de Cahors » – Seghers – 1957)

Biographie de l’auteur sur le site de

l‘ Académie de Langue et de Littérature Française de Belgique