Parlez-moi d’amour – 10 – Un cri

Cet amour
Si violent
Si fragile
Si tendre
Si désespéré
Cet amour
Beau comme le jour
Et mauvais comme le temps
Quand le temps est mauvais
Cet amour si vrai
Cet amour si beau
Si heureux
Si joyeux
Et si dérisoire
Tremblant de peur comme un enfant dans le noir
Et si sûr de lui
Comme un homme tranquille au milieu de la nuit
Cet amour qui faisait peur aux autres
Qui les faisait parler
Qui les faisait blêmir
Cet amour guetté
Parce que nous le guettions
Traqué blessé piétiné achevé nié oublié
Parce que nous l’avons traqué blessé piétiné achevé nié oublié
Cet amour tout entier
Si vivant encore
Et tout ensoleillé
C’est le tien
C’est le mien
Celui qui a été
Cette chose toujours nouvelle
Et qui n’a pas changé
Aussi vraie qu’une plante
Aussi tremblante qu’un oiseau
Aussi chaude aussi vivante que l’été
Nous pouvons tous les deux
Aller et revenir
Nous pouvons oublier
Et puis nous rendormir
Nous réveiller souffrir vieillir
Nous endormir encore
Rêver à la mort,
Nous éveiller sourire et rire
Et rajeunir
Notre amour reste là
Têtu comme une bourrique
Vivant comme le désir
Cruel comme la mémoire
Bête comme les regrets
Tendre comme le souvenir
Froid comme le marbre
Beau comme le jour
Fragile comme un enfant
Il nous regarde en souriant
Et il nous parle sans rien dire
Et moi je l’écoute en tremblant
Et je crie
Je crie pour toi
Je crie pour moi
Je te supplie
Pour toi pour moi et pour tous ceux qui s’aiment
Et qui se sont aimés
Oui je lui crie
Pour toi pour moi et pour tous les autres
Que je ne connais pas
Reste là
Là où tu es
Là où tu étais autrefois
Reste là
Ne bouge pas
Ne t’en va pas
Nous qui nous sommes aimés
Nous t’avons oublié
Toi ne nous oublie pas
Nous n’avions que toi sur la terre
Ne nous laisse pas devenir froids
Beaucoup plus loin toujours
Et n’importe où
Donne-nous signe de vie
Beaucoup plus tard au coin d’un bois
Dans la forêt de la mémoire
Surgis soudain
Tends-nous la main
Et sauve-nous.

Charmante banalité d’automne

Il n’est pas d’art vrai sans une forte dose de banalité.
Celui qui use de l’insolite d’une manière constante lasse vite, rien n’étant plus insupportable que l’uniformité de l’exceptionnel.

Cioran – De l’inconvénient d’être né – 1973

Il me fallait bien ce solide encouragement de mon cher Cioran pour m’autoriser à ressortir des cartons – pour autant qu’elle y soit un jour entrée – cette banalité si éternellement charmante, « Les feuilles mortes ». qu’écrivit jadis Prévert sur une musique de Kosma, pour le film de Marcel Carné en 1946, « Les portes de la nuit » : 

C’est le Destin, incarné par Jean Vilar, rôle central et énigmatique, catalyseur des évènements, maître du temps et symbole de l’inexorable, qui entonne le thème à l’harmonica…

Quelqu’un ne prétendait-il pas qu’écrire, c’est transformer des abîmes de banalités en sommets mythologiques. S’il en fallait un témoignage…
Quel chemin en presque 80 ans, depuis le zinc d’un bistro parisien, pour ces « Feuilles mortes » que le vent du Nord a emportées certes, mais assurément pas dans la nuit froide de l’oubli. A travers la planète entière les déposant sur toutes les lèvres, et entre les doigts de tous les musiciens de tous les styles, indifférentes aux modes et aux temps. Simple banalité poétique et musicale, extraite d’un film mal accueilli à son époque, devenue succès planétaire, mythique.

Le Jazz n’a pas attendu pour les ériger en standard, tant de fois repris. Elles étaient il y a peu au Japon, et c’est entre batterie, piano et contrebasse qu’on les a surprises virevoltant au rythme des excellents musiciens du Osaka Jazz Channel.
Charmantes toujours nonobstant leurs humeurs :

Introverties : avec Yuka Yanagihara au piano, Yuu Miyano à la contrebasse, et à la batterie Takashi Kuge, animateur de la chaîne.

Extraverties : avec Yuu Miyano à la contrebasse, Takashi Kuge à la batterie, et Saori Kobayashi au piano

Trois feuilles mortes… Immortelles !

Lieu commun, sans doute, mais qu’importe ! Au nom de quelle convention me priverais-je, chaque fois que les rousseurs d’octobre font craquer mes souvenirs sous le poids de mon pas, d’entendre cette chanson douce et mélancolique que mon père fredonnait sans cesse ? A croire qu’instillés par son chant dans mes biberons, couplets et refrain en ont irrémédiablement parfumé le lait.

automne

Ils sont innombrables ces artistes, chanteurs lyriques ou de variétés, musiciens classiques ou jazzmen de tout temps, à s’être épris de cette chanson française chargée d’autant d’éternité qu’un poème de Verlaine, ou un prélude de Bach. Tous, partout, ont donné leur version des « Feuilles mortes » de Prévert et Kosma. Aucun, bien sûr, n’aura su faire résonner cet air en moi tel que mon père le chantonne encore dans ma mémoire.

Toutefois, après avoir écouté avec plaisir, tant de fois, tant de versions et pendant tant d’années, je conserve précieusement dans mes archives intimes trois interprétations qui — je ne saurais expliquer pourquoi — ont le don de me faire voyager entre le lointain royaume des bonheurs de mon enfance et les ciels parfois brouillés de ma vie d’homme.

Comment ne trouveraient-elles pas leur juste place dans ces pages partagées du journal de mes émotions ?

Les voici donc ! En noir et blanc, couleur nostalgie, — et pourtant pas toujours dans ma langue que je chéris —, telles que retrouvées sur la toile.

Yves Montand : Interprète absolu de ce poème et de la mélodie qui lui colle aux vers depuis toujours… Concordance d’époques…!

&

Nat King Cole : Velours, charme…! Et premiers chagrins d’amour.

&

Eva Cassidy : Dès que je l’ai découverte à la fin des années 90, la superbe interprétation très personnelle d’Eva Cassidy, trop tôt disparue, m’a définitivement conforté, s’il en était besoin, dans cette affirmation du poète selon laquelle la mélancolie c’est le bonheur d’être triste. La guitare, peut-être ? La blondeur, qui sait ? L’artiste, assurément !

Mes « Feuilles mortes » sont immortelles !