Sur le chemin aux ailes…

Je regardais depuis l’autel
Le long chemin aux ailes.

Faut-il avoir quelques gènes slaves pour se complaire à cette légendaire nostalgie indéfinissable de l’âme russe ?
Il n’est pas indispensable que le grand Est ait pris quelque part à sa généalogie personnelle pour qu’on aime à se prélasser dans la rêverie mélancolique des mélodies russes où flotte souvent un parfum de fataliste résignation à son propre sort. Un romantisme qui n’a pas besoin d’être à la mode pour exister, et dont il ne faudrait pas qu’on l’appelât ‘ tristesse ‘, tant il porte en lui cette merveilleuse capacité de se métamorphoser, d’un coup, en rires tonitruants et généreux.

Elena Frolova

De cette vidéo déjà ancienne qui m’enchante toujours je ne sais presque rien, sauf que la guitare et la voix appartiennent à Elena Frolova, et que le poème est de Joseph Brodsky, écrivain russe, prix Nobel de Littérature 1987… au grand dam de l’Union Soviétique.
Brodsky disant de lui-même, avec humour : « Je suis un poète russe, un romancier anglais, et un citoyen américain ; merveilleux mélange ! ». Peut-on oublier qu’avec lui se clôt, en quelque sorte, « L’Age d’argent » des philosophes et poètes russes dont faisaient, entre autres, partie ces poétesses « maudites » que nous aimons tant, Anna Akhmatova et Marina Tsvétaëva,  et qu’il admirait infiniment.

Chez nous l’heure n’est pas encore à la neige ; pour ma part, elle n’est plus au mariage… ou alors avec une gouvernante extrêmement dévouée. Cela nous priverait-il d’une bien jolie balade – avec un « l » ou deux – sur ce « chemin aux ailes », un jour de noces ?

Noces d’hiver

Je me suis mariée
En plein janvier.
De l’église perchée sur la colline
La cloche sonnait longue et divine.
Je regardais depuis l’autel
Le long chemin aux ailes.
J’y envoyais mon regard
Qui est parti sans retard
Sur cette route ailée.
Ne pouvais plus le rappeler.
La cloche sonnait, sonnait,
Le marié me fixait,
Les cierges clignotaient,
Je les comptais.

Joseph Brodsky                Saint-Pétersbourg 1940 –       New-York 1996

 

Dix ans !

Il y a dix ans, fruit de la naïve prétention de commencer bien tard un journal intime ouvert à tous vents, naissait le blog « Perles d’Orphée » prolongé, quelques années après, par son frère « De Braises et d’Ombre » nourri au même lait saturé d’émotions.

Il faudrait renaître une vie pour la peinture, une autre pour la musique, etc… En trois ou quatre cents ans, on pourrait peut-être se compléter.

Jules Renard – Journal

Par amour des arts, tous les arts, et des œuvres, ainsi que par pudeur – il me faut le reconnaître –, je décidai de laisser à mes choix esthétiques, le soin d’exprimer mes affects en invitant à chaque page, celle ou celui, auteur, poète, musicien, sculpteur, peintre, danseur, chanteur, en un mot générique non genré, artiste, qui me semblait le mieux révéler la teneur de ma sensibilité du moment.

Si je pensais alors ne m’adresser qu’à une toute petite poignée d’entre vous, en vérité quelques vieux amis, et pour un temps compté, j’ai dû, au fil des années, constater avec bonheur et fierté combien vous veniez nombreux, et de tous les pays de la terre, à ma rencontre, assidument ou occasionnellement, pour lire, voir, écouter, aimer, commenter et parfois relayer mes billets, aussi modestes fussent-ils, mais toujours frappés du sceau de la sincérité.

Pour cet accueil, pour votre générosité pendant ces dix années, merci !

MERCI !

Que ton baiser poète exalte l’évènement !

Rêvé pour l’hiver

A ***Elle

L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.

Tu fermeras l’œil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.

Puis tu te sentiras la joue égratignée…
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou…

Et tu me diras : « Cherche ! » en inclinant la tête,
Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
Qui voyage beaucoup…

en wagon du 7 octobre 1870

Arthur Rimbaud 1854-1891

in « Cahiers de Douai » – II

 

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Les parties les plus inconvenantes d’un journal intime sont beaucoup moins les passages érotiques que les passages pieux.

Julien Green – Journal

Publié également sur « Perles d’Orphée »

‘A une muse folle’

Apprenons à nous deux comme il est bon de vivre,
Faisons nos plus doux chants et notre plus beau livre,
Le livre que l’on n’écrit pas.

A une muse folle

Allons, insoucieuse, ô ma folle compagne,
Voici que l’hiver sombre attriste la campagne,
Rentrons fouler tous deux les splendides coussins ;
C’est le moment de voir le feu briller dans l’âtre ;
La bise vient ; j’ai peur de son baiser bleuâtre
Pour la peau blanche de tes seins.

Allons chercher tous deux la caresse frileuse.
Notre lit est couvert d’une étoffe moelleuse ;
Enroule ma pensée à tes muscles nerveux ;
Ma chère âme ! trésor de la race d’Hélène,
Verse autour de mon corps l’ambre de ton haleine
Et le manteau de tes cheveux.

Que me fait cette glace aux brillantes arêtes,
Cette neige éternelle utile à maints poètes
Et ce vieil ouragan au blasphème hagard ?
Moi, j’aurai l’ouragan dans l’onde où tu te joues,
La glace dans ton cœur, la neige sur tes joues,
Et l’arc-en-ciel dans ton regard.

Il faudrait n’avoir pas de bonnes chambres closes,
Pour chercher en janvier des strophes et des roses.
Les vers en ce temps-là sont de méchants fardeaux.
Si nous ne trouvons plus les roses que tu sèmes,
Au lieu d’user nos voix à chanter des poèmes,
Nous en ferons sous les rideaux.

Tandis que la Naïade interrompt son murmure
Et que ses tristes flots lui prêtent pour armure
Leurs glaçons transparents faits de cristal ouvré,
Échevelés tous deux sur la couche défaite,
Nous puiserons les vins, pleurs du soleil en fête,
Dans un grand cratère doré.

À nous les arbres morts luttant avec la flamme,
Les tapis variés qui réjouissent l’âme,
Et les divans, profonds à nous anéantir !
Nous nous préserverons de toute rude atteinte
Sous des voiles épais de pourpre trois fois teinte
Que signerait l’ancienne Tyr.

À nous les lambris d’or illuminant les salles,
À nous les contes bleus des nuits orientales,
Caprices pailletés que l’on brode en fumant,
Et le loisir sans fin des molles cigarettes
Que le feu caressant pare de collerettes
Où brille un rouge diamant !

Ainsi pour de longs jours suspendons notre lyre ;
Aimons-nous ; oublions que nous avons su lire !
Que le vieux goût romain préside à nos repas !
Apprenons à nous deux comme il est bon de vivre,
Faisons nos plus doux chants et notre plus beau livre,
Le livre que l’on n’écrit pas.

Tressaille mollement sous la main qui te flatte.
Quand le tendre lilas, le vert et l’écarlate,
L’azur délicieux, l’ivoire aux fiers dédains,
Le jaune fleur de soufre aimé de Véronèse
Et le rose du feu qui rougit la fournaise
Éclateront sur les jardins,

Nous irons découvrir aussi notre Amérique !
L’Eldorado rêvé, le pays chimérique
Où l’Ondine aux yeux bleus sort du lac en songeant,
Où pour Titania la perle noire abonde,
Où près d’Hérodiade avec la fée Habonde
Chasse Diane au front d’argent !

Mais pour l’heure qu’il est, sur nos vitres gothiques
Brillent des fleurs de givre et des lys fantastiques ;
Tu soupires des mots qui ne sont pas des chants,
Et tes beaux seins polis, plus blancs que deux étoiles,
Ont l’air, à la façon dont ils tordent leurs voiles,
De vouloir s’en aller aux champs.

Donc, fais la révérence au lecteur qui savoure
Peut-être avec plaisir, mais non pas sans bravoure,
Tes délires de Muse et mes rêves de fou,
Et, comme en te courbant dans un adieu suprême,
Jette-lui, si tu veux, pour ton meilleur poème,
Tes bras de femme autour du cou !

Théodore de Banville 1823-1891

 

In Les Cariatides (1842)

Je me laissais glisser vers l’hiver

Je me laissais glisser vers l’hiver
tout me semblait facile
je n’étais qu’un mendiant
dessous les porches verts
jamais tu n’aurais dû t’asseoir si près de moi
Je sais bien tu as froid
je le savais déjà
à regarder tes yeux
à deviner ta vie
que tu le veuilles ou non
que je le veuille ou non
tu danses dans mes nuits
mes jours deviennent nuits
pour rêver plus longtemps
et je nage éveillé dans ton visage-pluie
Je ne dirai plus rien
et pas même ton nom
mais ne va pas trop loin
surtout ne dis pas non
et reste donc pour moi
comme un printemps fragile
Sur ta poitrine douce
des saisons impossibles
jamais sur ton épaule ne s’useront mes lèvres
jamais je ne prendrai
ton regard dans mes mains
Une feuille de neige cicatrise ton ventre
je déchire les jours pour t’en faire un manteau

Jean-Pierre Metge (1949-2002)