Musiques à l’ombre – 19 – ‘Fantaisie écossaise’

Where is the coward that would not dare to fight for such a land as Scotland?* (Sir Walter Scott – 1771-1832)

Wherever I wander, wherever I rove,
The hills of the Highlands for ever I love.**  (Robert Burns – 1759-1796)

* Où est le lâche qui n’oserait pas se battre pour une terre comme l’Écosse ?

** Partout où je vais, partout où je cours,
     Collines des Highlands, je vous aime pour toujours.

Max Bruch                          (Cologne 1838 – Berlin 1920)

 

Fantaisie écossaise en mi bémol majeur, op.46
ou, plus  précisément,
Fantaisie pour violon, avec orchestre et harpe, utilisant librement des mélodies traditionnelles écossaises

 

 

C’est pendant l’hiver 1879/1880, à Liverpool, que Max Bruch compose cette Fantaisie à l’intention du violoniste Pablo de Sarasate.
Bruch n’est jamais allé en Ecosse, mais sa profonde imprégnation du romantisme allemand ne l’avait naturellement pas laissé insensible aux romans de Walter Scott et aux poèmes (supposés être ceux du barde Ossian au IIIème siècle) de James Macpherson. – L’Ecosse, avec ses paysages sauvages, ses légendes mystérieuses, son folklore et son histoire, a souvent exercé une fascination chez les compositeurs classiques qui ont trouvé en elle une puissante source d’inspiration.

Gustave DoréLac en Ecosse après la tempête

La Fantaisie écossaise puise dans le recueil de chants traditionnels de James Johnson et de Robert Burns, The Scots Musical Museum, l’essentiel de son influence.
Toujours fidèle à l’affirmation qu’il brandissait fermement dans ses jeunes années : « ne pas se laisser aller aux errements modernes », Max Bruch manifeste encore ici son attachement à la belle mélodie et à l’harmonie pour transcender l’émotion.

Le violon dans son dialogue permanent avec l’orchestre constitue la partie soliste majeure de cette composition, emportant le voyageur à travers les Highlands sur des danses lumineuses après l’avoir plongé dans les ombres du mystère. La présence de la harpe et du tuba confère à l’oeuvre cette atmosphère typiquement évocatrice de la terre d’Ossian.
La harpe, symbole de la tradition celtique, soutenant les lignes chantantes du violon, suggère par son timbre particulier ce climat d’onirisme et de magie propre aux légendes écossaises, pendant que les sonorités graves et inquiétantes du tuba nous entraînent vers le mystère des paysages escarpés et des eaux noires des lochs profonds.
Chacun des quatre mouvements qui constitue la Fantaisie est composé à partir d’une mélodie empruntée à une chanson du folklore écossais.

Une splendide version enregistrée au Palais de l’Opéra de La Corogne :

Orquesta Sinfónica de Galicia
Rumon Gamba – direction
Stefan Jackiw – violon

1/ Grave – Adagio cantabile
Le ton grave de l’adagio introductif est censé représenter «un vieux barde, qui contemple un château en ruines et pleure son glorieux passé». L’adagio cantabile enchaîne et une courte transition solennelle des cuivres introduit la voix plaintive du violon chantant la première mélodie traditionnelle écossaise, la très populaire chanson écrite en 1792, « Through the Wood Laddie” (A travers les bois, mon gars).

2/ Allegro
Ce deuxième mouvement, plus énergique, laissant s’exprimer toute la virtuosité du violoniste, est inspiré de la chanson de 1788, « The Dusty Miller » (Le meunier poussiéreux).

3/ Andante sostenuto
« I’m a’down for lack o’Johnnie » est le chant pris ici pour thème. Une jeune fille attend son amoureux au bord du lac et fredonne un air élégiaque : Je suis triste sans mon Johnnie. L’aurait-il abandonnée ? 

4/ Finale – Allegro guerriero
Virtuosité, doubles cordes, trilles, Bruch sollicite tous les registres du violon pour entonner ce chant d’armes du Moyen-Âge, « Scots wha hae where Wallace bled » dont les paroles (Nous sommes écossais par le sang de Wallace) ont été écrites par Robert Burns au XVIIIème siècle à partir d’un air guerrier qui aurait conduit les soldats écossais à la victoire contre les Anglais en 1314. Chant qui fut longtemps l’hymne officieux du pays.
Après un bref rappel du thème, le violon emmène tout l’orchestre vers le glorieux embrasement final de ce merveilleux chef d’oeuvre.

Toqué de toccata /7 – Paradisi per tutti…

« Paradisi per tutti… » : La tentation est forte, n’est-ce pas, de se risquer à une traduction spontanée : Paradis pour tous…
Bien sympathique spontanéité qui vient de gentiment nous piéger, nous conduisant à un double contresens – auquel, soyons en sûrs, chacun de nous survivra :
D’abord parce qu’il ne s’agit pas des « paradis » auxquels nous aspirons tous, mais d’un claveciniste-compositeur italien du XVIIIème, Pietro-Domenico Paradisi (connu également sous cet autre patronyme de Pietro Domenico Paradies).
Ensuite parce qu’il pourrait bien ici être question d’ « enfer », tant l’air de la fameuse toccata, entêtante et joyeuse, dont il est l’auteur, est capable de nous envahir des jours entiers, en tout lieu, à tout instant… Mais qui s’en plaindrait, dont l’âme, grâce à elle, sourit ?

Pietro-Domenico Paradisi /  Naples,1707 – Venise 1791

Ce trait de virtuosité entendu, on ne s’étonnera pas d’apprendre qu’il a séduit sans peine les instrumentistes de tout poil, aussitôt prompts à se l’approprier.

En 1754, à Londres, Paradisi publie un recueil de 12 sonates, très inspirées des Scarlatti père et fils, qui le fera connaître au-delà de son siècle bien plus que tout le reste de son œuvre. La VIème sonate, en La Majeur l’emmènera droit vers la postérité, et en particulier son second mouvement, « allegro », souvent appelé toccata bien qu’il n’en porte pas le titre, en raison de son caractère éminemment virtuose. 

Voilà donc cette fameuse toccata partie pour conquérir le monde. Simple et enjouée, elle hypnotise les transcripteurs. Ainsi, de cordes en pistons, d’anches en claviers, de doigts en bouches et de bouches à oreilles traverse-t-elle le monde et les siècles. Jusqu’à atteindre sa consécration dans les années 1960, en devenant, dans une version orchestrale avec harpe, la musique des interludes de la télévision italienne (la RAI), chargée de surligner les images diffusées de différents villages de la botte.

« Per tutti… gli strumenti musicali » :

L'auteur de ce billet accepte avec plaisir sa responsabilité pour les cas d'addiction musicale que celui-ci aura pu déclencher.

La harpe et l’orchestre… dans la belle version diffusée alors par la RAI

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Le piano, par Eileen Joyce en 1938 : des ailes au bout des doigts

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Les guitares par Marko Feri & Janoš Jurinčič : qui se ressemble s’assemble ou peut-être l’inverse

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Le violon, par Itzhak Perlman : funambule filant de corde en corde

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La trompette et le trombone, par C. Regoli & F. Mazzoleni : à plein vent, à plein souffle, mais ensemble !

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L’orgue, par Frank Kaman : jeux d’anches, jeux d’anges

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Le jazz-band, par Lucio Fabbri : pour que la fête continue…

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Les eaux de mon été -2/ Fontaine

Moi, se dit le petit prince, si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine…

Saint-Exupéry – « Le Petit Prince » XXIII

Fontaine ovale – Villa d’Este

Toujours suivre un bon conseil ! C’est donc au bord d’une fontaine que commence ce voyage sensuel dans les eaux des artistes. Les fontaines après tout sont aussi musiciennes !

Quel plus judicieux instrument que la harpe pour traduire la fluidité mélodique de l’eau qui boucle inlassablement son tourbillon extatique sur elle-même, jusqu’à l’hypnose ?

Imaginerait-on plus providentielle ambassadrice de la pureté que cette fraîche et fière dompteuse de gouttes, ravissante virtuose aux boucles blondes, dans sa robe d’ange ?

La belle enfant s’appelle Alisa Sadikova

… Et il faut bien moins de cinquante-trois minutes pour que son bonheur nous éclabousse sur la margelle de sa fontaine !

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Dans la cour le jet d’eau qui jase,
Et ne se tait ni nuit ni jour,
Entretient doucement l’extase
Où ce soir m’a plongé l’amour.

Baudelaire – « Le jet d’eau »

Le feu aux cordes

Voilà au moins 400 000 ans que nous savons que friction et percussion sont les deux méthodes fondamentales pour atteindre à l’incandescence indispensable à la production du feu. Nos grands ancêtres savaient choisir celui des deux procédés qui répondait le mieux aux conditions de leur environnement.

Rien n’a changé vraiment depuis, à quelques aménagements technologiques près… Sauf que certains de nos contemporains, pour activer la combustion — et leur plaisir incendiaire — ont décidé de coupler les deux procédés.

La preuve par la virtuosité : une pyromane frappe les cordes en japonais, son complice les frotte en colombien. Et, à l’évidence, ça flambe ! Ça flambe !

Nous, ébahis, nous soufflons sur les braises…

Percussion japonaise : au piano, figure majeure du jazz d’aujourd’hui, Hiromi Uehara (qui fréquente souvent les pages de ce blog, et pour cause…)

Friction colombienne : le jeune prodige de la harpe, l’impressionnant Edmar Castaneda.