Fulgurances – I – O mémoire !

Fulgurances

Une nouvelle rubrique pour accueillir sans filtres, sans préambule ni commentaires, une pépite de l’instant, trouvée sans avoir été cherchée. Littéraire, philosophique, poétique, musicale, ou ce qu’elle sera, peu importe, à partir du moment où elle aura été la source d’une mienne émotion, soudaine et forte… et que j’aurai souhaité tout simplement en faire une page de ce journal ouvert, la partageant dans l’élan brutal, primaire, de sa révélation ou, peut-être, de sa redécouverte.

Fulgurances – I – O mémoire !

Écrire induit une négligence, une atrophie des arts de la mémoire. Or, c’est la mémoire qui est « la Mère des Muses », le don humain qui rend possible tout apprentissage…  Dans une veine plus générale, ce que nous savons par cœur mûrira et se déploiera en nous. Le texte mémorisé interagit avec notre existence temporelle, modifiant nos expériences autant que celles-ci le modifient. Plus les muscles de la mémoire sont puissants, mieux l’intégrité du moi est protégée. Ni le censeur ni la police ne peuvent extirper le poème mémorisé (témoin la survie, de bouche à oreille, des poèmes de Mandelstam, quand aucune version écrite n’était possible). Dans les camps de la mort certains rabbis et talmudistes étaient connus comme des « livres vivants », dont d’autres détenus, en quête de jugement ou de consolation, pouvaient « tourner » les pages de la récapitulation.
La grande littérature épique, les mythes fondateurs commencent à se décomposer avec l’ « avancée » dans l’écriture. Sur tous ces points, la détergence de la mémoire dans l’enseignement actuel est une sombre sottise. La conscience se déleste de son ballast vital.

George Steiner 1929-2020

 

 

« Maîtres et disciples », Éditions Gallimard, 2003

Feuillet d’un capitaine : à propos

Avant de vous connaître, je me passais de la poésie. Rien de ce qui paraissait ne me concernait. Depuis dix ans au contraire, j’ai en moi une place vide, un creux, que je ne remplis qu’en vous lisant, mais alors jusqu’au bord.

Albert Camus – dans une lettre à René Char (1946)

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Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. Le recueil d’où ils sont extraits et auquel en dépit de l’adversité je travaille, pourrait avoir pour titre « Seuls demeurent ». Mais je te répète qu’ils resteront longtemps inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés.

René Char – « Recherche de la base et du sommet »  (1971)
(Extrait d’un billet de 1941 à Francis Curel, pour expliquer son refus de publier les « Feuillets d’Hypnos » en période de guerre)

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George Steiner évoque René Char
(alias « Capitaine Alexandre » dans la résistance)

et le
« Feuillet d’Hypnos 138 ».

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Feuillet d’Hypnos – 138

Horrible journée ! J’ai assisté, distant de quelque cent mètres, à l’exécution de B. Je n’avais qu’à presser la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête… Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os.
Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre.
Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ?

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Georges de La Tour – « Job raillé par sa femme » – 1650 (précédemment nommé « La visite au prisonnier »)

Avec Rimbaud la poésie a cessé d’être un genre littéraire, une compétition. Avant lui, Héraclite et un peintre, Georges de La Tour, avaient construit et montré quelle Maison entre toutes devait habiter l’homme : à la fois demeure pour le souffle et la méditation.

René Char – « Recherche de la base et du sommet » (1971)