Flâner entre le rêve et le poème… Ouvrir la cage aux arpèges… Se noyer dans un mot… S'évaporer dans les ciels d'un tableau… Prendre plaisir ou parfois en souffrir… Sentir et ressentir… Et puis le dire – S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles !
Voltaire – Candide – (Pangloss)
Si l’on cherchait un hymne aux temps heureux que nous vivons, aussi beau que judicieux et représentatif des réalités du moment, aucun choix ne conviendrait mieux que la splendide aria extraite de la cantate profane de Jean-Sébastien Bach, BWV 208 « Was mir behagt, ist nur die muntre Jagd » (Mon seul plaisir est la joie de la chasse).
Merci à tous les sages qui gouvernent le monde !
Ellen McAteer (soprano)
Schafe können sicher weiden Wo ein guter Hirte wacht.
Wo Regenten wohl regieren Kann man Ruh’ und Friede spüren Und was Länder glücklich macht.
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Les moutons peuvent paître en toute sécurité là où un bon berger veille sur eux.
Là où les souverains gouvernent avec sagesse, on peut goûter paix et tranquillité, et c’est ce qui rend un pays heureux.
Que demain vous relisiez le Freischütz, ayant entendu hier Tannhäuser, vous aimerez encore la beauté des choses après celle des âmes ; dans la simplicité de la vie naturelle, vous en qui la vie intérieure et morale aura surabondé, vous goûterez une sensation délicieuse de rafraîchissement et de repos.
Camille Bellaigue – Revue des Deux Mondes, 4e période, tome 129 –
Coup de feu, coup de foudre, une seule destination : le cœur !
Coup de feu :
Le fatidique septième coup de feu sorti du fusil du jeune et naïf Max, par chance, et surtout par magie, n’a pas atteint le cœur de l’innocente colombe désignée, ni celui de la douce fiancée du malheureux tireur, Agathe, inopinément sortie du buisson qui la cachait. Un ermite passant par-là avait dévié la balle meurtrière vers Kaspar, complice de Samiel, l’envoyé du Diable qui s’était vainement réservé tout pouvoir sur la trajectoire de cette septième balle.
Coup de foudre :
C’est par la voix d’Agathe qu’il nous parvient, droit au cœur, alors qu’inquiétée par de sombres pressentiments, peu avant le satanique coup de feu, la future épouse de Max, déjà prête pour la cérémonie, implorait la protection du ciel.
Une prière parmi les plus émouvantes entendues sur les scènes d’opéra, composée par Carl Maria von Weber pour son célèbre « Freischütz », cavatine qui réunit au sommet une ferveur et un legato qui bouleversèrent le jeune Wagner lui-même, au point, dit-on, d’avoir influencé sa sensibilité artistique.
Der Freischütz – Acte III – scène 2 – Cavatine
Jeanine De Bique (soprano) Konzerthausorchester Berlin Christoph Eschenbach(direction)
AGATHE
Et même lorsque les nuages le cachent, Le soleil demeure dans le ciel ; Une volonté sainte régit le monde, Et non point un hasard aveugle ! L’œil du Père, que rien ne saurait troubler, Veille éternellement à toute créature !
Moi aussi qui me suis confiée à lui, Je sais qu’il veille sur moi, Et même si c’était là ma dernière journée, Si sa parole m’appelait comme fiancée : Son œil, éternellement pur et clair, Me considère aussi avec amour !
Ainsi parle le Seigneur Dieu : Je viens chercher moi-même mon troupeau pour en prendre soin… Je le ferai paître dans un bon pâturage, son herbage sera sur les montagnes du haut pays d’Israël. Moi-même je ferai paître mon troupeau, moi-même le ferai reposer – oracle du Seigneur Dieu. ……………………………………………………
.Ézéchiel – chapitre 34
Je suis le bon pasteur … Je connais mes brebis et elles me connaissent… Mes brebis entendent ma voix ; je les connais et elles me suivent.
…………………………………………. Jean – chapitre 10
En guise d’écho à ces paroles bibliques, et pour répondre à une commande passée à l’occasion de l’anniversaire du Duc Christian de Saxe Weissenfels, Jean-Sébastien Bach compose en 1713, une cantate profane — sa première cantate profane, semble-t-il — : « Was mir behagt, ist nur die muntre Jagd »(Ce qui me plaît par dessus tout, c’est la chasse !). Le poète Salomon Franck en a écrit le texte, inspiré par la mythologie antique.
Léocharès (IVéme av JC) – Diane de Versailles ou Artémis à la biche (détail) – Louvre
C’est à Diane — qui d’autre ? — qu’en sont confiés les premiers mots. Elle proclame d’entrée son amour immodéré de la chasse joyeuse, juste avant que cors et cordes ne viennent la rejoindre pour affirmer avec elle que la chasse est le plaisir des Dieux. S’ensuit un double hommage lyrique, à la nature et au Duc Christian, rendu par les dieux et les déesses invités, empressés d’adresser dignement leurs vœux de bon anniversaire à ce héros de Saxe :
Endymion (Ténor), roi du pays d’Élide où se trouve, près d’Olympie, l’Autel de Zeus sur lequel tant de bœufs furent sacrifiés que l’on donna — non sans un certain humour — au monarque le surnom de roi berger.
Pan (Basse), protecteur des troupeaux et des bergers, mi-homme mi-bouc, et sans doute demi-dieu seulement, n’étant, dit-on, pas immortel.
Palès (Soprano), déesse des bergers que ceux-ci avaient coutume de célébrer avec une fougue particulière dès le printemps venu, temps des premiers pâturages, pour l’exhorter à veiller plus assidûment encore sur les troupeaux désormais exposés à la convoitise des loups.
C’est justement la voix de Palès, chantant l’aria « Schafe können sicher weiden » (Les moutons peuvent paître en paix ou, en anglais, « Sheep may safely graze »), qui servira de signature pour la postérité à cette cantate BWV 208, dite « Cantate de la chasse ».
Quelle plus douce musique pour exprimer le calme et la paix bucoliques d’un éden terrestre ? Porté à travers le vert pâturage par le courant régulier d’une basse continue, on surprend, çà et là, égayés dans l’herbe fraîche que lèche un clair ruisseau, les agneaux bondissant d’insouciance ; sur leur duvet frissonnant glisse, en subtiles et sensuelles risées, la brise caresseuse d’un enchanteur après-midi d’avril, et leurs cœurs — et les nôtres — n’en finissent pas de s’abreuver, jusqu’à l’ivresse, au calice de la béatitude.
Schafe können sicher weiden, Wo ein guter Hirte wacht. Wo Regenten wohl regieren, Kann man Ruh und Friede spüren Und was Länder glücklich macht.
L’ensemble San Francisco Early Music et Susanne Rydén, soprano.
Les moutons peuvent paître en sécurité Là où un bon berger veille. Là où les souverains gouvernent avec sagesse, On peut goûter le calme et la paix Qui rendent un pays heureux.
— … Tant que le loup n’y est pas !
Il est toujours agréable de partager l’émotion, mais quand celle-ci se double d’un profond sentiment de paix — ne durerait-il que l’instant d’un salut de papillon — le plaisir touche volontiers à l’extase.
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Un bon berger pour lui-même sera un bon berger d’hommes. ………………………………………..Talmud de Babylone – Sota 36b
Quel musicien pourrait-il prétendre n’avoir jamais rêvé de transcrire une œuvre du Cantor ? La séduction particulière exercée par cette aria ne pouvait qu’attiser encore ce désir, chaque joaillier du contrepoint ayant à cœur de s’approprier un tel joyau pour le tailler à sa manière.
Egon Petri – pianiste (1881-1962)
Ainsi fleurirent au cours du XXème siècle les transcriptions de cette pièce, comme, par exemple, pour l’orchestre symphonique, celles de grands chefs tels que Sir John Barbiroli ou Léopold Stokoswski, ou d’arrangeurs moins connus comme l’américain Alfred Reed. Transcriptions également de tant d’autres arrangeurs pour de nombreux instruments : orgue, guitare, violoncelle… Mais surtout, transcriptions nombreuses pour le piano, avec pour références les partitions de Dinu Lipatti, exceptionnel pianiste roumain trop tôt emporté par la maladie en 1950, d’Ignaz Friedman, virtuose polonais mort à 65 ans sur sa terre d’accueil, l’Australie, en 1948, ou encore de Mary Howe, compositrice américaine disparue en 1964, sans oublier — à supposer que la chose fût possible — les pages écrites par Egon Petri, incontestable serviteur de J.S. Bach, pianiste néerlandais qui n’a jamais vécu aux Pays Bas, et qui repose depuis 1962 dans un cimetière californien près de Berkeley.
Inoubliable version pour le piano que celle d’Egon Petri, disais-je ? Doublement inoubliable quand on l’aura écoutée par l’un des derniers géants du piano juste après qu’il eut retrouvé l’usage de sa main droite restée paralysée de très longues années.