… Tant que le loup n’y est pas !

Ainsi parle le Seigneur Dieu : Je viens chercher moi-même mon troupeau pour en prendre soin… Je le ferai paître dans un bon pâturage, son herbage sera sur les montagnes du haut pays d’Israël.  Moi-même je ferai paître mon troupeau, moi-même le ferai reposer – oracle du Seigneur Dieu. ……………………………………………………
.Ézéchiel – chapitre 34
Je suis le bon pasteur … Je connais mes brebis et elles me connaissent… Mes brebis entendent ma voix ; je les connais et elles me suivent.
………………………………………….                Jean – chapitre 10

En guise d’écho à ces paroles bibliques, et pour répondre à une commande passée à l’occasion de l’anniversaire du Duc Christian de Saxe Weissenfels, Jean-Sébastien Bach compose en 1713, une cantate profane — sa première cantate profane, semble-t-il — : « Was mir behagt, ist nur die muntre Jagd » (Ce qui me plaît par dessus tout, c’est la chasse !). Le poète Salomon Franck en a écrit le texte, inspiré par la mythologie antique.

Léocharès (IVéme av JC) – Diane de Versailles ou Artémis à la biche (détail) – Louvre

C’est à Diane — qui d’autre ? — qu’en sont confiés les premiers mots. Elle proclame d’entrée son amour immodéré de la chasse joyeuse, juste avant que cors et cordes ne viennent la rejoindre pour affirmer avec elle que la chasse est le plaisir des Dieux. S’ensuit un double hommage lyrique, à la nature et au Duc Christian, rendu par les dieux et les déesses invités, empressés d’adresser dignement leurs vœux de bon anniversaire à ce héros de Saxe :

Endymion (Ténor), roi du pays d’Élide où se trouve, près d’Olympie, l’Autel de Zeus sur lequel tant de bœufs furent sacrifiés que l’on donna — non sans un certain humour — au monarque le surnom de roi berger.

Pan (Basse), protecteur des troupeaux et des bergers, mi-homme mi-bouc, et sans doute demi-dieu seulement, n’étant, dit-on, pas immortel.

Palès (Soprano), déesse des bergers que ceux-ci avaient coutume de célébrer avec une fougue particulière dès le printemps venu, temps des premiers pâturages, pour l’exhorter à veiller plus assidûment encore sur les troupeaux désormais exposés à la convoitise des loups.

C’est justement la voix de Palès, chantant l’aria « Schafe können sicher weiden » (Les moutons peuvent paître en paix ou, en anglais, « Sheep may safely graze »), qui servira de signature pour la postérité à cette cantate BWV 208, dite « Cantate de la chasse ».

Quelle plus douce musique pour exprimer le calme et la paix bucoliques d’un éden terrestre ? Porté à travers le vert pâturage par le courant régulier d’une basse continue, on surprend, çà et là, égayés dans l’herbe fraîche que lèche un clair ruisseau, les agneaux bondissant d’insouciance ; sur leur duvet frissonnant glisse, en subtiles et sensuelles risées, la brise caresseuse d’un enchanteur après-midi d’avril, et leurs cœurs — et les nôtres — n’en finissent pas de s’abreuver, jusqu’à l’ivresse, au calice de la béatitude.

Schafe können sicher weiden,
Wo ein guter Hirte wacht.
Wo Regenten wohl regieren,
Kann man Ruh und Friede spüren
Und was Länder glücklich macht.

L’ensemble San Francisco Early Music et Susanne Rydén, soprano.

Les moutons peuvent paître en sécurité
Là où un bon berger veille.
Là où les souverains gouvernent avec sagesse,
On peut goûter le calme et la paix
Qui rendent un pays heureux.

— … Tant que le loup n’y est pas !

Il est toujours agréable de partager l’émotion, mais quand celle-ci se double d’un profond sentiment de paix — ne durerait-il que l’instant d’un salut de papillon — le plaisir touche volontiers à l’extase.

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Un bon berger pour lui-même sera un bon berger d’hommes. ………………………………………..Talmud de Babylone – Sota 36b

Quel musicien pourrait-il prétendre n’avoir jamais rêvé de transcrire une œuvre du Cantor ? La séduction particulière exercée par cette aria ne pouvait qu’attiser encore ce désir, chaque joaillier du contrepoint ayant à cœur de s’approprier un tel joyau pour le tailler à sa manière.

Egon Petri – pianiste (1881-1962)

Ainsi fleurirent au cours du XXème siècle les transcriptions de cette pièce, comme, par exemple, pour l’orchestre symphonique, celles de grands chefs tels que Sir John Barbiroli ou Léopold Stokoswski, ou d’arrangeurs moins connus comme l’américain Alfred Reed. Transcriptions également de tant d’autres arrangeurs pour de nombreux instruments : orgue, guitare, violoncelle… Mais surtout, transcriptions nombreuses pour le piano, avec pour références les partitions de Dinu Lipatti, exceptionnel pianiste roumain trop tôt emporté par la maladie en 1950, d’Ignaz Friedman, virtuose polonais mort à 65 ans sur sa terre d’accueil, l’Australie, en 1948, ou encore de Mary Howe, compositrice américaine disparue en 1964, sans oublier — à supposer que la chose fût possible — les pages écrites par Egon Petri, incontestable serviteur de J.S. Bach, pianiste néerlandais qui n’a jamais vécu aux Pays Bas, et qui repose depuis 1962 dans un cimetière californien près de Berkeley.

Inoubliable version pour le piano que celle d’Egon Petri, disais-je ? Doublement inoubliable quand on l’aura écoutée par l’un des derniers géants du piano juste après qu’il eut retrouvé l’usage de sa main droite restée paralysée de très longues années.

Léon Fleisher

‘Schafe können sicher weiden’ – BWV 208