Elle viendra – 23 – Promenade

Fulgurances – XXXVII – Éclats

‘Le miroir brisé’

Le petit homme qui chantait sans cesse
le petit homme qui dansait dans ma tête
le petit homme de la jeunesse
a cassé son lacet de soulier
et toutes les baraques de la fête
tout d’un coup se sont écroulées
et dans le silence de cette fête
dans le désert de cette fête
j’ai entendu ta voix heureuse
ta voix déchirée et fragile
enfantine et désolée
venant de loin et qui m’appelait
et j’ai mis ma main sur mon coeur
où remuaient
ensanglantés
les sept éclats de glace de ton rire étoilé.

Jacques Prévert 1900-1977

 

 

in Paroles

‘Cendres’

Au centre du poème il y a un autre poème, au centre du centre il y a une absence, au centre de l’absence il y a mon ombre.

Alejandra Pizarnik

Cendres 

Nous avons dit des paroles,
des paroles pour réveiller les morts,
des paroles pour faire un feu,
des paroles pour pouvoir nous asseoir
et sourire.

Nous avons créé le sermon
de l’oiseau et de la mer,
le sermon de l’eau,
le sermon de l’amour.

Nous nous sommes agenouillés
et avons adoré de longues phrases
comme le soupir de l’étoile,
des phrases comme des vagues
des phrases comme des ailes.

Nous avons inventé de nouveaux noms
pour le vin et pour le rire,
pour les regards et leurs terribles
chemins.

Moi à présent je suis seul(e)
– comme l’avare délirant(e)
sur sa montagne d’or –
et je lance des paroles vers le ciel
mais je suis seul(e)
et je ne peux dire à mon aimée
ces paroles qui me font vivre.

Alejandra Pizarnik 1936-1972

 

Las aventuras perdidas (1958) – Œuvres (Ypsilon, 2022) – Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet

Absence

Ausencia

Habré de levantar la vasta vida
que aún ahora es tu espejo:
cada mañana habré de reconstruirla.
Desde que te alejaste,
cuántos lugares se han tornado vanos
y sin sentido, iguales
a luces en el día.
Tardes que fueron nicho de tu imagen,
músicas en que siempre me aguardabas,
palabras de aquel tiempo,
yo tendré que quebrarlas con mis manos.
¿En qué hondonada esconderé mi alma
para que no vea tu ausencia
que como un sol terrible, sin ocaso,
brilla definitiva y despiadada?
Tu ausencia me rodea
como la cuerda a la garganta,
el mar al que se hunde.

Jorge Luis Borgès (1899-1986)

Edward Munch - Jappe sur la plage - Oslo
Edward Munch – Jappe sur la plage (1891) – Oslo

Absence

.

Il me faudra soulever la vaste vie

qui est encore ton miroir :

Il me faudra la reconstruire chaque matin.

Depuis que tu es partie

combien d’endroits sont-ils devenus vains

et dénués de sens, pareils

à des lumières dans le jour.

Soirs qui furent abri pour ton image,

musiques où toujours tu m’attendais,

paroles de ces temps-là,

il me faudra les briser avec mes mains.

Dans quel creux cacherai-je mon âme

pour ne pas voir ton absence

qui, comme un soleil terrible, sans couchant,

brille définitive et impitoyable ?

Ton absence m’entoure

comme la corde autour de la gorge.

La mer où elle se noie.

.

In « Ferveur de Buenos Aires » (1923)

traduit de l’espagnol par Silvia Baron Supervielle