
Il trouvait ouvert sur son piano quelques-uns des morceaux qu’elle préférait : la Valse des Roses ou Pauvre Fou de Tagliafico (qu’on devait, selon sa volonté écrite, faire exécuter à son enterrement), il lui demandait de jouer à la place la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu’Odette jouât fort mal, mais la vision la plus belle d’une œuvre est souvent celle qui s’élève au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles, d’un piano désaccordé. La petite phrase continuait de s’associer pour Swann à l’amour qu’il avait pour Odette.
Marcel Proust « Du côté de chez Swann »
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Sibélius – Étude pour piano N°2 – Opus 76 par Denis Matsuev
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On ne revient pas d’un dîner chez les Verdurin, d’une visite à Guermantes ou d’une après-midi d’amour chez Odette de Crécy, sans avoir « entendu » et « réentendu » jouer, entre les mots des longues périodes de Marcel Proust, l’énigmatique « petite phrase de Vinteuil » qui, bien que tout aussi imaginaire que son compositeur, trouve ses résonances plurielles dans les partitions de quelques musiciens célèbres, contemporains de « La Recherche ».
Cette petite mélodie de cinq notes constitue dans l’œuvre de Marcel Proust ce trait d’union heureux entre actualité et souvenir, qui, par cette « brusque conjonction entre une sensation du passé et un fragment du présent, nous sort du temps », comme le disait Roland Barthes à propos de « La Recherche… » elle-même, considérée dans sa totalité.
Cette « félicité », ajoutait-t-il sur le ton résolu de l’observateur littéraire attentif qu’il était, qui « réside dans la collusion du souvenir et du présent » devait être ressentie par Proust comme une « victoire sur la mort ».

Mais, toute réminiscence, victoire sur l’oubli, n’est-elle pas, par l’émotion même qu’elle réveille dans notre actualité, victoire sur la mort ? Chaque œuvre, en vérité, scelle le constat de cette évidence dès lors qu’agit à travers elle la mécanique magique de ces « épiphanies » de la mémoire, mécanique dont les rouages sont d’autant plus fluides et efficients qu’ils doivent leur déclenchement à la part musicale qui la constitue.
Chacun de nous possède sa — ou plutôt ses — petite(s) phrase(s) de Vinteuil qui se rattache(nt) très intimement à sa propre culture musicale certes, mais qui, plus modestement et plus sûrement sans doute, trouve(nt) racine dans les singularités de sa sensibilité personnelle.
Devenue mouvement de sonate pour violoncelle et guitare sous la plume de l’arrangeur Börje Sandquist, cette charmante pièce pour piano Opus 76-N°2 de Sibélius a trouvé sa juste place dans la liste, longue il est vrai, de mes petites phrases musicales « commémoratives ».
C’est un bonheur toujours renouvelé que de l’écouter, tant pour la douceur romantique et surannée de la mélodie qu’elle délivre que pour les images anciennes et touchantes qu’elle ne manque jamais de convoquer dans mon vieux boudoir aux souvenirs.
Métamorphose passagère de l’instant. Un temps retrouvé !
Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis.
Marcel Proust « Du côté de chez Swann »
Beauté et finesse. Merci !
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Merci à vous d’avoir apprécié !
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Les lourds rideaux tiennent ce moment qui demeure, comme les roses qui penchent au-dessus du vase, tiennent leurs pétales dans un parfum uni à l’atmosphère. Il y a des soirs qui vous annoncent le jour.
N-L
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Cette étude de Sibelius est très touchante, merci !
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