Elle viendra – 17 – Attraper la fumée

Paul_CézanneL’Estaque et le Château d’If

Le regret de la Terre

Un jour quand nous dirons : “c’était le temps du soleil,
Vous souvenez- vous, il éclairait la moindre famille,
Et aussi bien la femme âgée que la jeune fille étonnée,
Il savait donner leur couleur aux objets dès qu’il se posait.
Il suivait le cheval coureur et s’arrêtait avec lui,
C’était le temps inoubliable où nous étions sur la Terre,
Où cela faisait du bruit de faire tomber quelque chose,
Nous regardions alentour avec nos yeux connaisseurs,
Nos oreilles comprenaient toutes les nuances de l’air
Et lorsque le pas de l’ami s’avançait nous le savions,
Nous ramassions aussi bien une fleur qu’un caillou poli.
Le temps où nous ne pouvions attraper la fumée,
Ah ! c’est tout ce que nos mains sauraient saisir maintenant”.

Jules Supervielle 1884-1960

 

 in Les amis inconnus – Gallimard (1934)

Elle viendra – 8 – ‘In memoriam’

In memoriam

Schubert est mort la nuit passée. Il va me manquer, chaque matin je me réveillais accompagné par son chant. Il était fabuleux : il chantait de tout son corps.
Tel devait être le poète, pensais-je quelquefois, excédé par tant de discours où l’esprit seul se déployait. Mais entre les hommes et les oiseaux il y a, pour le moins, cette différence : un oiseau qui chante descend vertigineusement à ses racines ; l’homme, il est bien rare que la flamme des voyelles lui brûle les hanches. Voilà pourquoi sa mort me touche tant.
Demeurent donc ces lignes en souvenir du maître !
                                 Janvier 1985

Eugenio de Andrade
Versants du regard et autres poèmes en prose (Ed. La Différence – 1990)
Traduit du portugais par Patrick Quillier.

Franz Schubert 1797-1828

In Memoriam

O Schubert morreu a noite passada. Vai fazer-me falta, todas as manhãs acordava com ele a cantar. Era fabuloso: cantava com o corpo todo. Assim devia ser o poeta, pensava eu às vezes, farto de tanto discurso onde apenas o espírito assomava. Mas entre homens e pássaros há, pelo menos, esta diferença: um pássaro quando canta desce vertiginosamente à raiz; o homem, esse é muito raro que o ardor das vogais lhe queime a cintura. Eis porque me comove tanto a sua morte. Fiquem estas linhas a recordar o mestre.
Janeiro, 1985