Miroir : confusion et vérité

Publié sur Perles d’Orphée le 28/05/2013 sous le titre : « Les surprises du miroir »

Née dans une région perdue de la Chine profonde, cette petite histoire a fait, depuis le début du XXème siècle, un long voyage vers ce billet, pour nous faire sourire. Mais pas que… !

Là-bas, dans une province peu fréquentée, archaïque et pauvre, un couple de paysans cultive durement le riz et élève quelques porcs dans une ferme sommaire et isolée. Comme à chaque fois que le moment vient de vendre les animaux, Zhou, le mari, part avec quelques bêtes rejoindre le marché à la ville située à un jour et demi de marche. Alors qu’il s’apprête à s’engager sur le chemin bourbeux avec son minuscule troupeau, Yun, son épouse, lui crie : – « Et n’oublie pas de me rapporter un peigne ! ». Zhou, sans se retourner, lève simplement une main fatiguée en signe d’acquiescement.

Le marché terminé, les bêtes bien vendues, Zhou estime avoir mérité quelques verres de huangjiu et se rend à l’auberge toute proche. Mais après quelques pichets de ce puissant alcool de riz, la lassitude du voyage aidant, notre paysan n’a plus les idées claires.

Juste avant de reprendre la route une pensée toutefois parvient à traverser les vapeurs qui embrument son esprit : sa femme ne lui avait-elle pas demandé de lui rapporter quelque chose ? Mais quoi ? Un objet de toilette, peut-être ? Il entre donc au bazar du coin, et incapable de dégriser sa mémoire un instant de plus accepte docilement la suggestion du vendeur : il achète un miroir à main.

Yun, déçue de n’avoir pas reçu son peigne, prend malgré tout le cadeau, et, alors que son mari repart aux champs, s’occupe à observer l’objet avec attention. Un visage soudain la regarde déclenchant un long sanglot qui la traverse tout entière. Sa mère, alertée par les hoquets de sa fille, s’approche d’elle et lui demande le pourquoi de ses pleurs.

–  Zhou a ramené Madame numéro 2 ! dit-elle catastrophée en montrant l’objet.
–  Fais voir ! dit la mère prenant le miroir en main.
Puis, ayant attentivement analysé le portrait, annonce, rassurante :
–  Oh ! Ne t’inquiète donc pas, elle est si vieille ; elle n’en a plus pour longtemps !

Bienfaisante vertu de l’ignorance.
Sagesse de l’âge.

‘Inépuisable Moi’

Nulle des nymphes, nulle amie, ne m’attire
Comme tu fais sur l’onde, inépuisable Moi !…

John-William Waterhouse

Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux
Que de ma seule essence ;
Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux,
Tout autre n’est qu’absence.
Ô mon bien souverain, cher corps, je n’ai que toi !
Le plus beau des mortels ne peut chérir que soi…

Caravaggio

Je vous salue, enfant de mon âme et de l’onde,
Cher trésor d’un miroir qui partage le monde !
Ma tendresse y vient boire, et s’enivre de voir
Un désir sur soi-même essayer son pouvoir !
Ô qu’à tous mes souhaits, que vous êtes semblable !
Mais la fragilité vous fait inviolable,
Vous n’êtes que lumière, adorable moitié
D’une amour trop pareille à la faible amitié !

Adieu…  Sens-tu frémir mille flottants adieux ?
Bientôt va frissonner le désordre des ombres !
L’arbre aveugle vers l’arbre étend ses membres sombres,
Et cherche affreusement l’arbre qui disparaît…
Mon âme ainsi se perd dans sa propre forêt,
Où la puissance échappe à ses formes suprêmes…
L’âme, l’âme aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes,
Elle se fait immense et ne rencontre rien…
Entre la mort et soi, quel regard est le sien !

Paul Valéry – Fragments du Narcisse – 1920 (extraits)

Elle viendra – 11 – ‘Elle aura tes yeux’

Verrà la morte e avrà i tuoi occhi

Verrà la morte e avrà i tuoi occhi

La mort viendra et elle aura tes yeux

questa morte che ci accompagna
dal mattino alla sera, insonne,
sorda, come un vecchio rimorso
o un vizio assurdo.

cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu’au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde.

I tuoi occhi
saranno una vana parola,
un grido taciuto, un silenzio.

Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.

Cosi li vedi ogni mattina
quando su te sola ti pieghi
nello specchio. O cara speranza,
quel giorno sapremo anche noi
che sei la vita e sei il nulla.

Ainsi les vois-tu le matin
quand sur toi seule tu te penches
au miroir. O chère espérance,
ce jour-là nous saurons nous aussi
que tu es la vie et que tu es le néant.

Per tutti la morte ha uno sguardo

La mort a pour tous un regard.

Verrà la morte e avrà i tuoi occhi.

La mort viendra et elle aura tes yeux

Sarà come smettere un vizio,
come vedere nello specchio
riemergere un viso morto,
come ascoltare un labbro chiuso.

Ce sera comme cesser un vice,
comme voir ressurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.

Scenderemo nel gorgo muti.

Nous descendrons dans le gouffre muets.

22 marzo 1950

Cesare Pavese 1908-1950

 

 

 

 

 

Le 30 avril 2009, René de Ceccatty commente dans un article du "Monde des Livres" la biographie de Cesare Pavese que vient de publier Lorenzo Mondo : "Cesare Pavese, une vie".


Son billet commence ainsi :

- Puisqu’il est difficile de faire abstraction de son suicide lorsqu’on se penche sur la vie et l’œuvre de Cesare Pavese, autant commencer par cette tragédie. Entre le samedi 26 août et le dimanche 27 août 1950, dans une chambre quelconque de l’Albergo Roma de Turin, près de la gare, l’écrivain, âgé de 42 ans (il les aurait eus deux semaines plus tard), avale vingt comprimés de somnifère et meurt. La surprise n’est certes pas totale, car son désespoir était perceptible depuis plusieurs semaines. Il vient pourtant de remporter le prix Strega pour Le Bel Eté, il a rencontré une femme censée remplacer Constance Dowling, l’actrice américaine qui lui a inspiré ses plus beaux poèmes. « On ne se tue pas par amour d’une femme. On se tue parce qu’un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, misère, absence de défenses, néant. » Il était voué à devenir un phare de l’après-guerre après avoir failli être un martyr politique.