Musiques à l’ombre – 14 – ‘Poème’

Ernest Chausson 1855-1899

 

 

‘Poème’ pour violon et orchestre – Op. 25

L’oeuvre est dédiée au violoniste Eugène Ysaÿe

 

 

La liberté de la forme n’en contrarie jamais l’harmonieuse proportion. Rien n’est plus touchant de douceur rêveuse que la fin, lorsque la musique, laissant de côté toute description, toute anecdote, devient le sentiment même qui en inspire l’émotion. Ce sont des minutes très rares dans l’œuvre d’un artiste.

Quand Claude Debussy endosse le costume de critique musical, sa plume n’invite pas la flagornerie et la complaisance. Voilà qui confère un poids tout particulier à ces lignes qu’il rédige en 1913 à propos du ‘Poème’ composé par Ernest Chausson en 1896 à l’intention de son ami le grand violoniste belge Eugène Ysaÿe.

C’est une nouvelle d’Ivan Tourgueniev, « Le chant de l’amour triomphant », qui a inspiré cette oeuvre. – Chausson avait initialement choisi ce titre pour sa composition mais il finit par la rebaptiser ‘Poème’.
Le romancier russe était très épris de la cantatrice Pauline Garcia qu’il avait connue à Moscou en 1841 ; mais de retour en France elle préféra épouser Louis Viardot, patronyme sous lequel on la connaît mieux aujourd’hui. Peine et obstination conduisirent, certes, Tourgueniev à l’écriture de cette nouvelle empreinte d’onirisme et de surnaturel, mais chose plus extraordinaire, le romancier fit bâtir son séjour français au plus près du pavillon des Viardot.

Pauline Garcia-Viardot 1821-1910

Il semblerait que Chausson n’ait pas rencontré Tourgueniev, mais la lecture qu’il fit de sa nouvelle et les liens d’amitié qu’il entretenait avec les Viardot, ont sans doute favorisé chez lui une perception particulière de ce drame amoureux qui, bien que situé par le nouvelliste au coeur de l’Italie du XVIème siècle, ne saurait dissimuler son caractère autobiographique..

 

Le concerto est réduit à un unique mouvement à l’intérieur duquel s’enchainent les trois sections qui le constituent :

Le ton intime et sombre qui domine le début de l’oeuvre, – Lento e misterioso –, offrant déjà son entrée au mystère, laissera la place, après la cadence méditative du violon, à un ciel mélodique plus propice à l’espérance. Le deuxième mouvement, bien qu’animé, n’échappe pas pour autant au climat de tension déjà installé. Le mystère demeure présent en filigrane durant le concerto tout entier. Avec un lyrisme maîtrisé, sans effusion, ni excès de virtuosité, le finale conduit l’oeuvre à une forme d’apaisement propice à l’espérance. « La musique devient le sentiment même qui en inspire l’émotion ».

Béatrice Cadrin, musicologue québécoise, résume ainsi, citant l'auteur, la nouvelle de Tourgueniev :

Dans ce récit ambigu, empreint d’une atmosphère sombre et mystérieuse, un jeune homme, de retour en Italie après un long voyage au Moyen Orient, emploie des enchantements ésotériques inquiétants pour tenter de reconquérir son ancienne flamme et de l’enlever à son mari. 
Ses nouveaux pouvoirs se manifestent dès le premier soir, alors qu’il joue sur un « violon hindou » à trois cordes « une mélodie passionnée, large comme l'espace, aussi coulante et sinueuse que le serpent qui avait enveloppé de sa peau le haut du manche. Et elle resplendissait d'une telle flamme, vibrait d'une telle joie triomphante que Fabius et Valéria sentirent leur cœur se serrer et que des larmes jaillirent de leurs yeux… »

Concerto en robe de bure…

Ce n’est pas du Poulenc plaisant genre Concerto à deux pianos, mais plutôt du Poulenc en route pour le cloître, très XVe siècle si l’on veut…

Francis Poulenc 1899-1963

C’est ainsi que Francis Poulenc, dans une de ses correspondances de 1936, évoquait son « Concerto en sol mineur pour orgue, orchestre à cordes et timbales » qu’il était en train de composer pour Winnaretta Singer, la Princesse Edmond de Polignac.
Enchantée par le succès du « Concerto à deux pianos » qu’elle avait commandité en 1932, c’est avec un enthousiasme redoublé, de mécène et de musicienne, que la Princesse lui avait demandé, cette fois-ci, une pièce pour orgue et petit orchestre destinée à être jouée dans le cadre des soirées musicales qu’elle avait coutume d’organiser dans son hôtel particulier.

Princesse Edmond de Polignac 1865-1943

Pouvait-elle se douter, connaissant le style habituellement espiègle et humoristique de la musique de Poulenc, que la fantaisie ludique qu’elle était fondée à attendre, serait en réalité une œuvre profonde, ample et solennelle, empreinte d’une sincère spiritualité que le compositeur n’avait pas vraiment laissé paraître auparavant ?
Qui, en effet, aurait pu prévoir l’influence capitale que l’année 1936 allait exercer dans la vie et la carrière de Francis Poulenc ?

La concomitance de certains évènements de l’été 1936 – mort tragique d’un collègue et ami de Poulenc, Pierre-Octave Ferroud, et première visite à Rocamadour – avait fait peser sur le compositeur gouailleur des « Chansons gaillardes » et des « Biches » une intense charge émotionnelle qui devait le ramener à la foi chrétienne de son enfance.
Aussitôt franchie la dernière marche du retour, Poulenc, illuminé, posait les premiers accords des « Litanies à la Vierge noire ».

Songeant au peu de poids de notre enveloppe humaine, la vie spirituelle m’attirait de nouveau. Rocamadour acheva de me ramener à la foi de mon enfance…

Notre Dame de Rocamadour

Ainsi naissait en lui un autre artiste, plus grave, qui, sans renier le premier, viendrait désormais cohabiter avec lui au travers d’un même langage musical. Cet éclectisme et cette complexité, le critique Claude Rostand les saluera en qualifiant aimablement Poulenc de « Moine et voyou ».

C’est donc ce nouvel état d’être qui devait présider à l’écriture finale de la partition du « Concerto en sol mineur pour orgue, orchestre à cordes et timbales ».
Sur le chemin du « cloître », en robe de bure, inspiré par les Maîtres anciens de l’orgue et du contrepoint (Buxtehude et Bach) certes… mais pas sans humour, ni esprit. Et, en tout cas, dans la grandeur et la vérité du musicien.

Dans le « Concerto pour orgue » le profane et le sacré contractent une alliance qui correspond à la nature profonde de Poulenc.

Jean Roy (Critique musical – 1916-2011)

Pour découvrir ou re-découvrir l’œuvre, il faut savourer la superbe interprétation qu’en a donnée en novembre 2019, à Francfort, l’organiste lettone Iveta Apkalna accompagnée par le hr-Sinfonieorchester sous la direction de son chef résident, Andrés Orozco-Estrada.

Un sublime moment de musique !

Les mots au service de l’écoute :
Claire Delamarche* présente le « Concerto pour orgue » aux auditeurs du concert donné à la Philharmonie de Paris le 23 mars 2019 (extrait du programme) :

Le tutti d’orgue initial rappelle, par la tonalité comme par l’esprit, la Fantaisie en sol mineur BWV 542 de Bach. Mais c’est aux grands préludes de Dietrich Buxtehude que Poulenc emprunte la structure de l’œuvre, un mouvement unique divisé en sept sections enchaînées. Ces sections alternativement lentes et vives s’organisent en miroir autour du fiévreux Tempo allegro central, l’introduction alla Bach encadrant tout l’édifice de sa majesté.

Poulenc assigne à l’orgue un rôle ambigu. Il n’y a pas là ces affrontements titanesques auxquels les grands concertos pour piano ou violon nous ont habitués, mais plutôt une fusion entre le soliste et l’orchestre, le premier jouant souvent le rôle des bois et des cuivres absents du second. 
Excellent pianiste, merveilleux accompagnateur, Poulenc se montra intimidé par l’instrument à tuyaux, qu’il appréciait beaucoup mais dont il ne perçait pas les arcanes. Il se fit donc aider par Duruflé pour établir les registrations, c’est-à-dire traduire en combinaisons de jeux les sonorités très précises qu’il avait en tête : les puissants tutti aussi bien que les couleurs les plus suaves, comme les trois plans sonores sans cesse changeants de l’Andante moderato, la cantilène de hautbois adoucie par un cor de nuit du Très calme ou, dans le Largo final, les exquis nuages de voix céleste flottant sur le solo d’alto, puis celui de violoncelle, au-dessus d’un tapis de cordes partagées entre sourdines et pizzicati.

Duruflé conserva toujours pour Poulenc une amitié et une admiration intactes. Il lui demanda un jour s’il avait en projet des pièces pour orgue seul. Poulenc répondit par l’affirmative mais ne prit jamais le temps de tenir sa promesse. Nous ne pouvons que le regretter.

*Claire Delamarche est musicologue, conservatrice à l’Auditorium de Lyon et l’auteure de « Béla Bartok », publié chez Fayard en 2012.