Voix du mal : Iago et Hagen

Si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse.

Ennuyeuse certes la littérature – entendue dans son sens élargi englobant aussi le théâtre, le cinéma ou l’opéra – quand le mal n’y prend pas sa place. Parce que le mal nous paraissant plus profond que le bien, notre intérêt pour une œuvre qui s’en éloignerait n’y trouverait sans doute pas son compte.
Mais ennuyeuse également une telle œuvre qui s’affranchissant de la dimension néfaste représentée par l’antihéros, priverait les Narcisses que nous sommes de son effet miroir. – Pour nous retenir une œuvre ne doit-elle pas nous parler de nous ? Le héros du mal reflète nos contradictions, nos pulsions refoulées, nos dilemmes moraux. De simple antagoniste il devient personnage à part entière, souvent plus humain que le « bon », sa victime naturelle.

C’est peut-être sur les scènes d’opéra que le mal, porté par la majesté de l’orchestre et magnifié par la grandeur des voix qui le servent, atteint à l’apogée de sa beauté. Là, la perfidie cruelle d’un Iago nous devient presque sympathique et la trahison assassine d’un Hagen pourrait bien nous rallier à son injuste cause.

Dmitri Hvorostovsky (basse)
« Otello » (opéra de Giuseppe Verdi)
« Credo in un Dio crudel »

Hagen, fils d’Alberich, ce Nibelung qui a volé l’Anneau, a hérité de cette obsession du pouvoir et d’un profond ressentiment envers les dieux. Contrairement à Iago, il est programmé pour trahir. Dans la mythologie wagnérienne il incarne la fatalité du mal. Sa trahison est monumentale : il manipule les Gibichungs, trompe Brünnhilde, et assassine Siegfried. Il est l’instrument de la chute des héros et des dieux.

Le voici, au deuxième acte du « Götterdämmerung » (‘Le Crépuscule des Dieux’) dernier drame de la Tétralogie de Richatd Wagner, assis seul sur les marches du palais royal prétendant, pour rester à l’écart, monter la garde. En réalité, mu par son inextinguible soif de pouvoir il élabore en secret un plan perfide pour berner Siegfried, et voler, comme son père jadis, l’anneau magique des Niebelungen.
Un chant sombre et puissant, comme venu des entrailles maléfiques de la terre, accompagné par une musique grave, menaçante. Impressionnant !

Ain Anger (basse)
« Hier sitz’ ich zur Wacht » (Je reste à mon poste de guet)

Extrait du Götterdämmerung de Richard Wagner

Siegfried : la mort, la marche

J’ai composé un chœur grec, mais un chœur qui serait pour ainsi dire chanté par l’orchestre.

Richard Wagner 1813-1883

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A propos de la Marche funèbre de Siegfried dans Götterdämmerung.

Henry de GrouxMort de Siegfried – 1899
Baumann, gendre du peintre, décrit ainsi la scène en 1936 : « les filles du Rhin, les bras tendus, désespérées, jaillissant des vagues, ces belles vagues vertes que de Groux modelait comme des chairs de femme, mais impuissantes à sauver le héros vaincu, renversé […] tandis que Wotan assène en son flanc la lance de mort. » (Extrait du catalogue ARCURIAL – Vente « Éloge du symbolisme » – 26/09/2017)

§

Götterdämmerung - Acte II : Le parjure
La manigance du traître Hagen est parvenue à son comble : non seulement Gunther, mais surtout Brünnhilde demandent vengeance et souhaitent la mort de Siegfried, mais encore, c'est de Brunnhilde elle-même que le manipulateur va apprendre que la seule manière d'atteindre Siegfried qui fait toujours face est de le frapper dans le dos.

Le rideau tombe pendant que les futurs époux, Siegfried et Gutrune, qui ne se doutent en rien de la supercherie, entrent en scène.

Götterdämmerung - Acte III : La mort 
Alors que Siegfried raconte sa jeunesse et ses aventures, Hagen l'interrompt, détourne son attention vers deux corbeaux passant au dessus d'eux et lui plante sa lance dans le dos.

Dans son agonie, Siegfried continue son récit plein des meilleurs sentiments pour sa bienaimée Brünnhilde qu'il a trahie sans le vouloir, ni le savoir. Le héros s'éteint souriant, heureux.

Moment musical paroxystique partagé entre la sidération provoquée par la mort du héros et la solennité recueillie de la marche qui accompagne sa dépouille au bûcher.
C’est par cet intermède symphonique poignant, une « marche au néant », appuyé sur les riches et puissantes sonorités des cuivres et des percussions, citant, comme autant d’allusions rétrospectives, divers leitmotive de l’œuvre, que Wagner introduit la tragédie finale du drame complexe du « Ring » : l’immolation volontaire de Brünnhilde et la disparition des dieux dans les flammes du bûcher qui s’empareront du Walhalla pendant que les filles du Rhin se réjouiront d’avoir reconquis l’anneau.

Évocation. Incantation. Un « chœur grec joué par l’orchestre ».

Klaus Tennstedt dirige le London Philharmonic
au Suntory Hall de Tokyo le 18/10/1988 :

« Siegfrieds Tod und Trauermarsch »