Manigances de barytons

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Don Pasquale (opéra bouffe – 1843) – Gaetano Donizetti (1797-1848)

L’affaire n’est vraiment pas simple… Mais le serait-elle que la comédie perdrait autant en amusants rebondissements et mariages truqués qu’en saveur et en dérision, ce que n’auraient voulu à aucun prix Gaetano Donizetti et son librettiste Giovanni Ruffini en écrivant, dans le pur esprit de la « commedia dell’arte », Don Pasquale, leur opéra bouffe, en 1843.  

Un vieux barbon riche et célibataire, Don Pasquale, décide de déshériter son neveu Ernesto au prétexte qu’il veut épouser une jeune femme sans le sou, Norina. Il choisit donc de prendre épouse lui-même, à qui reviendra sa fortune. Il confie son projet au docteur Malatesta qui, rusé et sans scrupule, mais tout disposé à servir la cause des jeunes amants, lui propose d’épouser sa charmante « soeur ». En vérité, Norina elle-même… Le piège est posé.
Après mille déboires, prétextes à autant de scènes vaudevillesques, Don Pasquale finira par regretter son mariage et accueillera la vérité avec soulagement, au grand bénéfice du jeune couple.

Acte III – Scène 5

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Scène du jardin

Pour l’heure, le plan de Malatesta a parfaitement fonctionné : Norina, alias « la charmante soeur » a épousé Don Pasquale. Elle adopte maintenant un comportement des plus tyranniques, infligeant même un soufflet au vieil homme qui se révèle ainsi prêt à une séparation sans tarder. Malatesta doit désormais organiser la rupture : il invite Norina à se rendre au jardin pour un fictif rendez-vous galant afin que Don Pasquale la surprenne en flagrant délit d’infidélité. Les deux hommes, manipulateur et manipulé, mettent au point leur stratagème…

Voilà l’occasion d’un magnifique duo de barytons aussi sympathiques que virtuoses : Thomas Hampson (Docteur Malatesta) et Luca Pisaroni (Don Pasquale) rivalisent en performances articulatoires dans l’interprétation de « Cheti Cheti », lors du Red Ribbon Concert 2014, à Vienne.

Réjouissant !

DON PASQUALE
Tout doucement descendons
tout de suite dans le jardin ;
je prends avec moi mes gens,
et nous cernons le bosquet ;
ce misérable couple,
pris à mon signal,
nous le conduisons sans perdre
un instant chez le podestat.

MALATESTA
Je vais vous dire… écoutez un peu,
nous allons seuls tous les deux sur les lieux ;
nous nous postons dans le bosquet,
et au moment voulu nous nous montrons ;
et entre les prières et les menaces
d’avertir les autorités,
nous faisons promettre aux deux
que les choses en resteront là.

DON PASQUALE (se levant)
C’est régler cette affaire

par une peine bien légère pour la trahison.

MALATESTA
Réfléchissez, c’est ma sœur.

DON PASQUALE
Qu’elle s’en aille de ma maison.
Je ne transigerai pas.

MALATESTA
C’est une affaire délicate, il faut de la pondération.

DON PASQUALE
Pondérez, examinez,
mais je ne veux plus la voir à la maison.

MALATESTA
Vous allez faire un scandale,
et la honte retombera sur vous.

DON PASQUALE
Aucune importance… aucune importance.

MALATESTA
Ce n’est pas possible, ce n’est pas bien :

je vais chercher un autre moyen.

Il réfléchit un instant.

 DON PASQUALE (l’imitant)
Ce n’est pas possible, ce n’est pas bien…

Mais le soufflet m’est resté là.

Ils réfléchissent tous deux.
Je dirai…

MALATESTA (brusquement)
J’ai trouvé́ !

DON PASQUALE
Oh ! Soyez béni ! Dites vite.

MALATESTA
Dans le bosquet
nous nous cacherons bien doucement.
Nous pourrons tout entendre.
Si la trahison est avérée,
vous la chassez sur le champ.

DON PASQUALE
Bravo ! Bravo, c’est excellent !
Je suis satisfait, bravo, bravo !
En aparté : (Attends un peu, attends un peu,
chère épouse, ma vengeance approche déjà̀ ;
oui, elle te presse, elle t’a déjà rejoint,
il te faudra tout payer d’un seul coup.
Tu verras si les soupirs et les larmes,
les manœuvres et les intrigues,
les tendres sourires, te serviront !
Je veux prendre ma revanche maintenant.
Tu es dans la nasse et tu vas y rester.)

MALATESTA
En aparté : (Le pauvre il songe à la vengeance.
Mais le malheureux ne sait pas ce qui l’attend ;
il frémit pour rien, il enrage pour rien,
il est enfermé dans la cage, il ne peut s’échapper.
Il accumule en vain projets et calculs ;
mais il ne sait que construire
des châteaux de cartes ;
il ne voit pas, le simple fait qu’il va
se jeter lui-même dans le piège.)

 Ils sortent ensemble.

Mais vieillir… ! – 27 – 7 ages comedy

« All the world’s a stage »

Pour le monologue écrit en 1599 par Shakespeare pour Jacques, personnage mélancolique, dans la comédie ‘As you like it’ (Comme il vous plaira),

Pour la terrible permanence de cette observation à travers le temps, qui témoigne que l’homme, inventerait-il les plus sophistiqués stratagèmes, n’échappe pas au cycle éternel des lois de la nature,  

Pour la magistrale interprétation de Andrew Buchanan, qui en dit autant par un regard, une inflexion de sa voix, une mimique ou un petit geste, que chaque mot pesé au trébuchet du grand dramaturge.

Andrew Buchanan dit
« All the world’s a stage »
William Shakespeare 
‘As you like it’
Acte II – Scène VII

Le monde entier est un théâtre : hommes et femmes y sont de simples acteurs, ils ont leurs entrées puis leurs sorties. Un homme au cours de sa vie endosse plusieurs rôles et sa comédie se joue sur sept âges.
Premier âge : le nouveau-né, pleurnichant et vomissant dans les bras de sa nourrice.
Deuxième âge : l’écolier geignard, avec son cartable et son visage propre du matin, rampant à contrecœur comme un escargot jusqu’à l’école.
Troisième âge : l’amoureux, soupirant telle une chaudière et composant une ritournelle pitoyable en hommage aux sourcils de son amante.
Quatrième âge : le soldat, farci de jurons bizarres, poilu comme une bête, fier, brutal et soupe au lait, cherchant la réputation aussi soudaine qu’évanescente jusque dans la gueule des canons.
Cinquième âge : le juge, avec une belle bedaine ronde, fourrée de bons chapons, œil grave et barbe en pointe, achalandé de sages maximes et de clichés du jour : ainsi il joue son rôle.
Sixième âge : il passe à la culotte décharnée et aux pantoufles du vieux fou, lunettes au nez, bourse au côté, les hauts-de-chausses de sa jeunesse bien conservés, mais bien trop larges pour des jambes atrophiées, sa grosse voix d’homme, retournant au timbre châtré de l’enfance, a le son de la flûte.
Septième âge : la dernière scène, qui met fin à ce récit étrange et tumultueux, est la seconde enfance et le simple oubli, sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.

Pour l’amour de Célimène… ou de Ludmilla

Ce billet reprend et complète l’article diffusé sur « Perles d’Orphée »
le 4 mai 2013 : « Célimène et le Cardinal »

Molière par Houdon

Ce 4 juin 1666, Molière, enveloppé pour la première fois dans le manteau d’Alceste, traverse la scène du Palais-Royal.
Acte V – Scène IV : La pièce touche à sa fin. Il sait que dans un très court instant le rideau va tomber sur la dernière réplique lancée par Philinte. Il ne peut imaginer que cette comédie si fraichement écrite deviendra l’une de ses plus mémorables réalisations : « Le Misanthrope ». 
Alceste, « l’atrabilaire amoureux » (de la belle et coquette Célimène), est au comble de la déception : elle vient d’exprimer clairement son refus de le suivre dans l’exil qu’il s’est choisi, loin des hypocrisies de cette société qu’il déteste.
Il en conclut qu’elle ne l’aime pas, et décide de rompre, sèchement :

Non, mon cœur, à présent, vous déteste…

Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage
de vos indignes fers pour jamais me dégage.

Il fuira donc seul ce monde qui le déçoit irrémédiablement :

Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,
et chercher sur la terre un endroit écarté
où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

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Pieter Bruegel - Misanthrope-1568
Pieter Bruegel – Misanthrope-1568

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Mais tout ne s’arrête pas là, Le Misanthrope, né sans doute avec le troisième homme, reviendra – il revient toujours… à supposer qu’il parte vraiment. Comment se fuir soi-même ?
Depuis le « Timon ou le Misanthrope » du poète latin Lucien, après le « Timon d’Athènes » de Shakespeare, et bien sûr après « Le Misanthrope » de Molière, ce personnage bougon, ennemi du genre humain, traverse les siècles. Les hommes savent si bien, en tout temps, être détestables, qu’il n’est après tout pas surprenant qu’à chaque époque l’un d’eux s’octroie le droit – ou le devoir – d’exprimer le dégoût de ses contemporains.

Ainsi donc « L’Homme franc » de William Wycherley en 1676, le « Philinte » de Fabre d’Églantine en 1790, qui se veut une suite à la pièce de Molière, le héros de « The School of Scandal » de l’irlandais Richard Sheridan en 1777, « Le Misanthrope réconcilié », de la pièce inachevée de Schiller à la fin du XVIIIème, et au XIXème siècle, les misanthropes des comédies de Labiche et de Courteline.

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Jacques Rampal (1944-2015)

S’inscrivant dans cette lignée d’auteurs poursuivants, en 1992, Jacques Rampal écrit « Célimène et le Cardinal ».
En alexandrins !
La pièce se présente comme une suite à l’illustre « Misanthrope » – sans doute la plus fidèle et, partant, la plus réussie :
Une vingtaine d’années a passé. Nos personnages ont changé, pas leurs sentiments :
Alceste, après le long exil volontaire que Molière lui a imposé au dernier acte, est devenu cardinal, prélat puissant à l’autorité affirmée. Le temps, cependant, n’a pas émoussé son amour pour Célimène.
Célimène a abandonné son statut de courtisane et s’est installée dans la vie d’une épouse bourgeoise, mère de quatre enfants. Sa nouvelle situation et la maturité dont elle est désormais parée n’ont aucunement altéré les désirs de liberté et la passion de plaire de la jeune fille d’hier.

Ils se retrouvent, en scène, pour le plus grand bonheur du théâtre.

Ludmilla Mikaël  et Gérard Desarthe ont créé cette pièce en 1993. Elle a été reprise de nombreuses fois depuis, interprétée par des comédiens de grand talent. J’avoue cependant mon immense sympathie pour le bijou que sertissent ces deux comédiens-là, créateurs de la pièce.

L’émotion et la drôlerie des situations, la qualité du texte, la justesse et la subtilité du jeu des acteurs, le charme irrésistible de Ludmilla Mikaël, tout est réuni pour un bien agréable moment de vrai théâtre dont on ne saurait se lasser…
C’est peut-être aussi, pour ceux à qui les années n’auraient pas encore offert d’être confrontés à pareille situation, l’occasion d’interroger le temps qui vient…

Certains disent que, chaque soir, dans les coulisses, on entendait Molière glousser de plaisir… N’en doutons pas !

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Le début de la pièce (en deux vidéos) :
Alceste et Célimène se retrouvent 20 ans après…

Désormais revêtu de la pourpre cardinalice, Alceste se rend chez Célimène, non sans trouble. Passées les banalités gênées des retrouvailles, Célimène, dominant son émotion, va redoubler de charme pour obliger Alceste, maladroitement drapé dans la suffisance de son statut, à lui avouer l’amour qu’il n’a jamais cessé de nourrir à son égard.
Un face à face, une joute parfois fougueuse, entre deux amants qui dissimulent
sous leur intelligence et la vivacité de leur esprit leur difficulté à parler librement le langage de l’amour.