Fulgurances – IV – Écrire un poème

Quand bien même je parviendrais à définir la poésie (aspiration stupide, par ailleurs), quand bien même je découvrirais son essence, quand bien même je dévoilerais son origine la plus profonde, quand bien même je connaîtrais la poésie tout entière et tous les poètes comme mon propre nom, l’instant venu d’écrire un poème, je ne suis plus qu’une humble jeune femme nue qui attend que l’Autre lui dicte des mots beaux et pleins de sens, avec un pouvoir suffisant pour hisser ses pauvres tribulations et donner de la valeur à ce qui autrement ne serait que divagations.

Fulgurances – III – Forêt

Il n’y a pas de porte
ni de gardien dans la forêt
bien qu’elle soit le Temple.
Rien à ouvrir ou à fermer.
Chacun trouve en elle son chemin.
Sa lumière dans les bouleaux.
Puis les feuillages retombent
et gardent le secret.

Jean Mambrino 1923-2012

 

in Ainsi ruse le mystère (Corti-1983)

Fulgurances – I – O mémoire !

Fulgurances

Une nouvelle rubrique pour accueillir sans filtres, sans préambule ni commentaires, une pépite de l’instant, trouvée sans avoir été cherchée. Littéraire, philosophique, poétique, musicale, ou ce qu’elle sera, peu importe, à partir du moment où elle aura été la source d’une mienne émotion, soudaine et forte… et que j’aurai souhaité tout simplement en faire une page de ce journal ouvert, la partageant dans l’élan brutal, primaire, de sa révélation ou, peut-être, de sa redécouverte.

Fulgurances – I – O mémoire !

Écrire induit une négligence, une atrophie des arts de la mémoire. Or, c’est la mémoire qui est « la Mère des Muses », le don humain qui rend possible tout apprentissage…  Dans une veine plus générale, ce que nous savons par cœur mûrira et se déploiera en nous. Le texte mémorisé interagit avec notre existence temporelle, modifiant nos expériences autant que celles-ci le modifient. Plus les muscles de la mémoire sont puissants, mieux l’intégrité du moi est protégée. Ni le censeur ni la police ne peuvent extirper le poème mémorisé (témoin la survie, de bouche à oreille, des poèmes de Mandelstam, quand aucune version écrite n’était possible). Dans les camps de la mort certains rabbis et talmudistes étaient connus comme des « livres vivants », dont d’autres détenus, en quête de jugement ou de consolation, pouvaient « tourner » les pages de la récapitulation.
La grande littérature épique, les mythes fondateurs commencent à se décomposer avec l’ « avancée » dans l’écriture. Sur tous ces points, la détergence de la mémoire dans l’enseignement actuel est une sombre sottise. La conscience se déleste de son ballast vital.

George Steiner 1929-2020

 

 

« Maîtres et disciples », Éditions Gallimard, 2003