
Je sais maintenant que je ne possède rien,
pas même ce bel or qui est feuilles pourries,
encore moins ces jours volant d’hier à demain
à grands coups d’ailes vers une heureuse patrie.
Elle fut avec eux, l’émigrante fanée,
la beauté faible, avec ses secrets décevants,
vêtue de brume. On l’aura sans doute emmenée
ailleurs, par ces forêts pluvieuses. Comme avant,
je me retrouve au seuil d’un hiver irréel
où chante le bouvreuil obstiné, seul appel
qui ne cesse pas, comme le lierre. Mais qui peut dire
quel est son sens ? Je vois ma santé se réduire,
pareille à ce feu bref au-devant du brouillard
qu’un vent glacial avive, efface… Il se fait tard.

In L’effraie – Gallimard / 1954
Philippe Jaccottet 1925-2021
Note personnelle au lecteur :
La lecture et l’interprétation d’un poème sont éminemment subjectives.
La réalité et les intentions du poète écrivant ses vers se trouvent ainsi détournées par la sensibilité du lecteur qui, prenant à son compte les mots et les impressions qu’ils suggèrent, les affectera, au gré de sa sensibilité, à un autre univers de pensée, très personnel et parfois bien éloigné des circonstances qui auront présidé à la création de l’œuvre. Magie du poème !
Ce billet a délibérément choisi le sonnet d'un jeune poète pour illustrer le thème de la vieillesse.
Le poème, « Je sais maintenant que je ne possède rien... », Philippe Jaccottet l’a écrit alors qu’il avait à peine plus de 20 ans. A l’évidence la vieillesse ne faisait pas encore partie de ses préoccupations. Il cherchait à exprimer à travers ce sonnet en alexandrins son affectation d'avoir dû quitter, pour raisons professionnelles, sa Suisse natale pour le lointain pays de France.
Déraciné, se sentant étranger loin de ses amis, jeune homme confronté à sa quête d’identité et de sens, le poète est envahi par un sentiment légitime d’isolement et de dépossession qu'il exprime ici en des mots que l’âge avancé pourrait volontiers revendiquer.

Pas le Jaccottet le plus connu…Il y a tout déjà…
Merci Lelius.
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En effet, c’est un Jaccottet jeune, à l’orée de sa carrière littéraire… Mais déjà s’exprime la maturité qui ne tardera pas à caractériser son écriture.
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Bonjour Lelius.
Il s’agit ici d’une très belle évocation de l’impermanence. N’est-elle pas atemporelle ? Ne pas être sur de l’acquis, voir se perdre ce que l’on connaît… Oui, la vieillesse s’y inscrit aussi. Je trouve merveilleux ce temps qui file, mais aussi cet espace qui nous échappe. Merci pour ce partage interpellant.
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Toute la poésie de Jaccottet me semble orientée vers l’incertain, l’insaisissable, et partant, l’éphémère, l’impermanent. Son regard, et depuis ses premiers écrits, demeure constamment tourné vers la présence obsédante de la mort et la beauté transitoire du monde.
La perception de ces vérités qui ne devraient jamais abandonner nos méditations s’affute, naturellement, avec l’âge qui avance. C’est un des grands mérites de la poésie en général, et celle de Jaccottet en particulier, que de nous garder dans cette position d’indispensable éveil.
Laissez-moi vous offrir ici cet autre poème extrait de « l’Ignorant » du même Philippe Jaccottet. Si vous ne le connaissez déjà, je veux croire qu’il recevra en vous un vibrant écho…
La voix
Qui chante là quand toute voix se tait ? Qui chante
avec cette voix sourde et pure un si beau chant ?
Serait-ce hors la ville, à Robinson, dans un
jardin couvert de neige ? Ou est-ce là tout près,
quelqu’un qui ne se doutait pas qu’on l’écoutât ?
Ne soyons pas impatient de le savoir
puisque le jour n’est pas autrement précédé
par l’invisible oiseau. Mais faisons seulement
silence. Une voix monte, et comme un vent de mars
aux bois vieillis force leur porte, elle nous vient
sans larmes, souriant plutôt devant la mort.
Qui chantait là quand notre lampe s’est éteinte ?
Nul ne le sait. Mais seul peut entendre le cœur
qui ne cherche la possession ni la victoire.
Bonne soirée !
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Oh ! Pure merveille ! Le coeur s’est envolé, Lelius, oui le coeur est parti, là !
Merci pour ce délicat présent.
A vous de même !
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