Des fidèles… Mais combien ?

Ré-écriture d’un billet publié sur « Perles d’Orphée » le 27/03/2013
sous le titre
« Un fidèle et demi »

La richesse d’enseignement des contes soufis n’est plus à démontrer. A travers la sagesse qu’ils véhiculent avec humour chacun peut trouver une voie, un chemin, une simple piste, pour commencer ou continuer sa quête spirituelle, polir son amour du divin, se connaître un peu mieux lui-même… ou tout simplement sourire – ce qui n’est pas le moindre bénéfice.

Le conte qui suit ne se limite pas à rappeler aux puissants combien, même pour eux, lucidité et humilité sont vertus essentielles, il met à l’heure par anticipation quelque pendule phallocentrée.

∼ ∗ ∼

Un puissant sultan turc avait entendu dire qu’un sheikh d’un territoire voisin comptait par milliers ses fidèles prêts à mourir pour lui, sans condition. Intrigué par un tel pouvoir et désireux naturellement de s’en inspirer, il décide de l’inviter dans un de ses palais. Diplomatie d’autant plus utile qu’il pourra ainsi évaluer les forces d’un ennemi éventuel.

Sultan Selim III (Régnant entre 1789-1807)

Dès leur première rencontre, au cours d’un somptueux déjeuner, le sultan exprime à son hôte son immense admiration :

– Je suis impressionné par le dévouement de tant de milliers de tes sujets. On m’a rapporté que tous sont disposés à se sacrifier pour toi. Je te félicite, grand Seigneur, pour cet immense charisme !

– Détrompe-toi, répond le sheikh dans un grand sourire amusé, les fidèles prêts à mourir pour moi ne sont pas bien nombreux. Je n’en compte en vérité qu’un et demi.

– Un et demi ? reprend le sultan intrigué par la réponse. Comment est-ce possible, à voir les troupes si nombreuses qui t’accompagnent… ? Et puis un demi ? Comment cela… ?

– Je t’en ferai la démonstration demain si tu veux bien te prêter au petit jeu que je te proposerai.

– Bien volontiers ! dit le sultan. J’ai hâte de comprendre.

Le lendemain matin, la nombreuse armée qui escorte le voyage du sheikh est réunie dans la grande plaine à la sortie de la ville. Nul ne manque au rassemblement, l’information ayant été diffusée que le sheikh en personne viendrait saluer officiers et soldats.

Eugène DelacroixSultan du Maroc et sa garde noire (1862)

Au préalable, le sheikh avait demandé qu’on installât en surélévation, au centre du point de rassemblement, pour que chacun depuis sa position pût la voir aisément, une tente, à l’intérieur de laquelle on aurait placé discrètement deux moutons, de préférence silencieux.

A l’heure de la cérémonie, les deux princes trônent devant la tente face à l’imposante foule, et les hourras fusent de toutes parts à l’endroit du sheikh en habit d’or. Le sultan fait alors remarquer à son hôte que sa réputation n’est pas surfaite et que l’enthousiasme de cette foule est bien un témoignage évident de la fidélité de ses sujets.
– Tu vois, lui dit-il avec un zeste d’ironie, pour celui qui prétend n’avoir qu’un « fidèle et demi »… ! 

– Tu vas bientôt être éclairé en faisant ce que je te demande, répond le sheikh.
Veux-tu déclarer solennellement à cette foule que, selon la loi  de ton pays, tu dois me mettre à mort en raison d’un grave crime que je viens de commettre, et que seul le sacrifice d’un de mes sujets épargnera ma vie.

Le sultan debout face à la foule proclame la sentence de sa voix la plus sombre. Une longue rumeur monte alors des rangs et s’arrête net lorsqu’un homme au pied de la tribune princière courageusement se propose.

On le conduit à la tente et, aussitôt le rideau refermé, conformément à la mise en scène établie, on égorge un mouton dont le sang s’écoule en abondance sous les bords du bivouac, au grand effarement de la foule.

John Adam HoustonSheikh

Le sheikh demande alors au sultan de faire une nouvelle déclaration annonçant que ce sacrifice est insuffisant, et qu’il faut qu’un nouveau fidèle offre sa vie.
Cette fois-ci, la foule se fige dans un long silence glacé qu’une voix de femme finit par briser ; celle qui vient de se désigner rejoint à son tour la tente entre deux gardes.

Même scénario, la captive à peine entrée, un autre mouton est égorgé. A la vue des nouveaux flots de sang qui dégoulinent sous la tente la foule médusée ne tarde pas à se disperser, rendant en un instant la plaine au désert.

– Voilà ! dit le sheikh, comme tu le constates, je n’ai qu’un fidèle et demi.

– Je comprends maintenant, s’écrie le sultan. Evidemment, un fidèle : l’homme, et un demi : la femme !

– Pas du tout ! rétorque le sheikh qui ne se départit pas de son large sourire, c’est tout l’inverse : l’homme, quand il est entré dans la tente ne savait pas qu’on allait aussitôt le saigner ;  la femme, elle, avait vu le sang du premier sacrifié, et n’ignorait donc pas le sort qui l’attendait ; pourtant elle n’a pas hésité à librement et courageusement se proposer.
La femme, un… et l’homme, un demi !

Publié par

Avatar de Inconnu

Lelius

La musique et la poésie : des voies vers les êtres... Un chemin vers soi !

5 commentaires sur “Des fidèles… Mais combien ?”

Répondre à Lelius Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.