
‘Poème’ pour violon et orchestre – Op. 25
L’oeuvre est dédiée au violoniste Eugène Ysaÿe
La liberté de la forme n’en contrarie jamais l’harmonieuse proportion. Rien n’est plus touchant de douceur rêveuse que la fin, lorsque la musique, laissant de côté toute description, toute anecdote, devient le sentiment même qui en inspire l’émotion. Ce sont des minutes très rares dans l’œuvre d’un artiste.
Quand Claude Debussy endosse le costume de critique musical, sa plume n’invite pas la flagornerie et la complaisance. Voilà qui confère un poids tout particulier à ces lignes qu’il rédige en 1913 à propos du ‘Poème’ composé par Ernest Chausson en 1896 à l’intention de son ami le grand violoniste belge Eugène Ysaÿe.
C’est une nouvelle d’Ivan Tourgueniev, « Le chant de l’amour triomphant », qui a inspiré cette oeuvre. – Chausson avait initialement choisi ce titre pour sa composition mais il finit par la rebaptiser ‘Poème’.
Le romancier russe était très épris de la cantatrice Pauline Garcia qu’il avait connue à Moscou en 1841 ; mais de retour en France elle préféra épouser Louis Viardot, patronyme sous lequel on la connaît mieux aujourd’hui. Peine et obstination conduisirent, certes, Tourgueniev à l’écriture de cette nouvelle empreinte d’onirisme et de surnaturel, mais chose plus extraordinaire, le romancier fit bâtir son séjour français au plus près du pavillon des Viardot.

Il semblerait que Chausson n’ait pas rencontré Tourgueniev, mais la lecture qu’il fit de sa nouvelle et les liens d’amitié qu’il entretenait avec les Viardot, ont sans doute favorisé chez lui une perception particulière de ce drame amoureux qui, bien que situé par le nouvelliste au coeur de l’Italie du XVIème siècle, ne saurait dissimuler son caractère autobiographique..
Le concerto est réduit à un unique mouvement à l’intérieur duquel s’enchainent les trois sections qui le constituent :
Le ton intime et sombre qui domine le début de l’oeuvre, – Lento e misterioso –, offrant déjà son entrée au mystère, laissera la place, après la cadence méditative du violon, à un ciel mélodique plus propice à l’espérance. Le deuxième mouvement, bien qu’animé, n’échappe pas pour autant au climat de tension déjà installé. Le mystère demeure présent en filigrane durant le concerto tout entier. Avec un lyrisme maîtrisé, sans effusion, ni excès de virtuosité, le finale conduit l’oeuvre à une forme d’apaisement propice à l’espérance. « La musique devient le sentiment même qui en inspire l’émotion ».
Béatrice Cadrin, musicologue québécoise, résume ainsi, citant l'auteur, la nouvelle de Tourgueniev : Dans ce récit ambigu, empreint d’une atmosphère sombre et mystérieuse, un jeune homme, de retour en Italie après un long voyage au Moyen Orient, emploie des enchantements ésotériques inquiétants pour tenter de reconquérir son ancienne flamme et de l’enlever à son mari. Ses nouveaux pouvoirs se manifestent dès le premier soir, alors qu’il joue sur un « violon hindou » à trois cordes « une mélodie passionnée, large comme l'espace, aussi coulante et sinueuse que le serpent qui avait enveloppé de sa peau le haut du manche. Et elle resplendissait d'une telle flamme, vibrait d'une telle joie triomphante que Fabius et Valéria sentirent leur cœur se serrer et que des larmes jaillirent de leurs yeux… »
