Quand Orphée chantait…

« Il n’est Orphée que dans le chant. » *

Jacquesson de la Chevreuse – Orphée aux enfers (1863)
Musée des Augustins – Toulouse

Tandis qu’il unit ainsi, sa lyre aux accents de sa voix, les pâles ombres versent des larmes. Tantale cesse de poursuivre l’onde fugitive, la roue d’Ixion demeure immobile, les vautours ne déchirent plus les entrailles de Tityus, les filles de Bélus déposent leurs urnes, et toi, Sisyphe, tu t’assieds sur ton rocher. Alors, pour la première fois, des pleurs mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides attendries par ses chants. Proserpine et le Dieu du sombre royaume ne peuvent résister à ses prières. Ils appellent Eurydice. Elle était parmi les ombres récemment descendues chez Pluton…

Ovide – « Les Métamorphoses »  Livre X
(Traduction française de Gros, refondue par M. Cabaret-Dupaty – 1866)

§

IVeme siecle – Peinture murale – Catacombes de Domitille, Rome

Quand cet homme fameux dont la Lyre et la voix
Attiraient après lui les Rochers et les Bois,
Suspendaient pour un temps le cours de la Nature,
Arrêtaient les Ruisseaux, empêchaient leur murmure,
Domptaient les Animaux d’un air impérieux,
Assuraient les craintifs, calmaient les furieux,
Et par une merveille inconnue à la Terre
Faisaient naître la paix où fut toujours la guerre.

[…]

Voilà comme en ce lieu de sauvages sujets
Se laissent captiver à d’aimables objets,
Et conservent entre eux un respect incroyable,
Ployant également sous un chant pitoyable
Et voilà comme Orphée allège un peu ses maux
Durant qu’il les partage à tous ces Animaux.

Tristan l’Hermite – « La Lyre » (1641) – Orphée
A Monsieur Berthod Ordinaire de la Musique du Roi

§

« When Orpheus sang » –  Henry Purcell
Lucile Richardot (mezzo-soprano) & Ensemble « Correspondances  »

Quand Orphée chantait, toute la Nature
se réjouissait, les collines et les chênes
se prosternaient au son de sa voix.
Au pied de leur musicien les lions se vautraient,
Et, charmés par l’écoute, les tigres en oubliaient leur proie.
Sa douce lyre savait attendrir l’impitoyable Pluton.
Le pouvoir de sa musique surpassait la puissance de Jupiter.

§

Franz von Stuck – 1891

Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…

Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’était

à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,

— refuge fait du plus obscur désir,
avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.

Rainer-Maria Rilke  – « Sonnets à Orphée » 1922
Traduction Maurice Betz (1942) – très proche ami  du poète

§

« J’ai perdu mon Eurydice » (Orphée et Eurydice – Gluck)
Juan Diego Florez (ténor) – The Royal Opera – automne 2015

§

* Il n’est Orphée que dans le chant, il ne peut avoir de rapport avec Eurydice qu’au sein de l’hymne, il n’a de vie et de vérité qu’après le poème et par lui, et Eurydice ne représente rien d’autre que cette dépendance magique qui hors du chant fait de lui une ombre et ne le rend libre, vivant et souverain que dans l’espace de la mesure orphique. Oui, cela est vrai : dans le chant seulement, Orphée a pouvoir sur Eurydice, mais, dans le chant aussi, Eurydice est déjà perdue et Orphée lui-même est dispersé, l’« infiniment mort » que la force du chant fait dès maintenant de lui.

Maurice Blanchot
in « L’espace littéraire » – V. L’inspiration – II. Le regard d’Orphée
(Gallimard – Folio essais – 1988)

Publié par

Lelius

La musique et la poésie : des voies vers les êtres... Un chemin vers soi !

5 réflexions au sujet de “Quand Orphée chantait…”

  1. Le morceau de Purcell me plait beaucoup. J’ai acheté très récemment la pièce de théâtre d’Elfriede Jelinek sur Eurydice, et qui a l’avantage de donner enfin la parole à cette héroïne trop laissée dans l’ombre, d’écouter son point de vue. J’ai hâte de la commencer …

    Aimé par 1 personne

    1. Il faut aussi reconnaître que la chaude voix de Lucile Richardot, entre mezzo et alto, sert tellement bien la musique de Purcell…
      J’espère que vous ne manquerez pas d’éditer un petit compte-rendu de lecture de la pièce de Elfriede Jelinek, auteur dont je ne sais pas grand-chose, en dehors du fait qu’elle a reçu il y a une bonne douzaine d’années, je crois, le prix Nobel de Littérature. Bonne découverte !… Et bonne transmission !!!

      J’aime

      1. Oui, une très belle voix …
        Je n’ai encore jamais rien lu d’E. Jelinek, ce sera une découverte pour moi. J’en écrirai très certainement une petite chronique !
        Merci à vous pour ce billet sur Orphée !

        Aimé par 1 personne

  2. Arbre d’Orphée
    ———-

    Un arbre s’éleva, d’un élan rigoureux,
    En entendant ta voix, Orphée, venant de Grèce ;
    Tes doigts sur l’instrument dansaient avec adresse
    Au rythme régulier de ton chant langoureux.

    Une biche attentive, aux grands yeux amoureux,
    Oublia le grand cerf dont elle fut maîtresse ;
    Les animaux du bois furent pleins d’allégresse
    En écoutant ce son qui les rendait heureux.

    Toi qui pourrais charmer le soleil, les planètes
    Et les démons du ciel, ces lanceurs de comètes,
    Tu es de l’univers le meilleur musicien.

    Comme elle songe à toi, l’Aphrodite marine
    Qui voudrait te serrer sur sa douce poitrine
    Et qui depuis longtemps te reconnaît pour sien !

    J’aime

Les commentaires sont fermés.