Les eaux de mon été -9/ Hymne à la Mer

 Le spectacle de la mer fait toujours une impression profonde ; elle est l’image de cet infini qui attire sans cesse la pensée, et dans lequel sans cesse elle va se perdre.

Madame de Staël

[…]
Apaisé, je médite au bord du gouffre amer ;
J’aime ce bruit sauvage où l’infini commence ;
La nuit, j’entends les flots, les vents, les cieux, la mer ;
Je songe, évanoui dans cette plainte immense.

Victor Hugo – « Les quatre vents de l’esprit » XXXIII

Uehara KonenVague 1910

A tout seigneur tout honneur ! C’est donc à toi, Mer, et à toi seule, source originelle unique de toutes les eaux, que ce dernier billet de la série « Les eaux de mon été » se devait de rendre hommage.

Cette révérence, je la souhaitais d’abord littéraire et poétique, mais quels mots, parmi ceux de « quelques marins qui se sont mis à écrire et de quelques écrivains qui surent naviguer »*, aurais-je dû choisir pour dresser ton portrait que chaque instant métamorphose ? Ceux de Melville embarqué sur le Pequod… de Stevenson depuis le pont de l’Hispaniola… d’Hemingway aux prises avec son héroïque marlin… ? Peut-être les mots de Chateaubriand né sous le signe des tempêtes… de Joseph Conrad, éternel « exilé en plein océan »… de Pierre Loti, « pêcheur d’Islande »… ? Peut-être encore les vers d’Homère, ceux de Verhaeren, de Victor Hugo… ou enfin ceux, inoubliables, de ce « bateau ivre » qui « suivi[t], des mois pleins, pareille aux vacheries / Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, / Sans songer que les pieds lumineux des Maries / Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs » ?

Les propositions étaient innombrables, Mer, – à la mesure de l’immense fascination que tu exerces. Alors j’ai simplement choisi d’emprunter à un jeune poète argentin, inconnu mais prometteur, ses premiers vers. Il te les avait dédiés dans un poème au titre sans équivoque : « Hymne à la Mer ». Quand il les écrit, en 1918, il a 19 ans, l’âge des enthousiasmes et des exaltations, un esprit envahi par le goût immodéré des mots, et la tête remplie d’une inépuisable imagination. Lire est pour lui une infinie passion. La poésie lui pend au cœur, et il déclame à loisir les « Feuilles d’herbe » de Walt Whitman. Forte est la tentation d’imiter le maître… Son nom ? Jorge-Luis Borges !

Et toi mer ! à toi aussi je m’abandonne, je devine tes intentions,

Je repère du rivage l’appel de tes doigts anguleux,

J’imagine que tu ne te résignes pas à repartir sans m’avoir touché,

Il faut que nous ayons une explication tous les deux, j’ôte mes

vêtements, vite ! j’échappe aux regards de la terre,

Coussine-moi doucement, balance-moi dans la torpeur de ton ressac,

Mouille-moi d’humidité amoureuse, je te paierai en retour.

Walt Whitman – « Feuilles d’Herbe » 22 – (Grasset – Les Cahiers Rouges — P. 55) Traduction : Jacques Darras

Couverture de la partition de La Mer– Claude Debussy – 1905

Je voulais également que cet hommage fût musical. Quelle musique alors pour accompagner ce poème enfiévré du jeune Borges, pour représenter les amplitudes de tes variations et mimer le souffle des vents qui te meuvent ? Les généreuses évocations de tes tempêtes par Vivaldi… ? Les allégories symphoniques qu’ont brossées de toi les grands compositeurs tels que Sibélius, Glazunov, Bax, Mendelssohn… ? Ou l’une des mille autres merveilleuses partitions, connues ou confidentielles, mais toutes imprégnées des frais bonheurs que tu sais nous offrir autant que des angoisses et des drames que tes flots nous infligent ? – J’ai même imaginé chanter cet Hymne depuis le fond d’une « Barque sur l’Océan » dont Ravel aurait tenu les rames. J’aurais décidément écouté, cet été comme jamais, mille et une représentations musicales des humeurs de tes eaux, ô Mer ensorcelante !

Aucune œuvre, cependant, autre que l’inégalable esquisse symphonique que te dédia Claude Debussy – « La Mer » -, en 1905, ne m’a semblé rentrer en aussi parfaite harmonie avec la houle lyrique et passionnée de ce poème de jeunesse. Et quel plaisir de confondre dans une même écume ces génies si différents venus d’horizons si divers…

Émile Nolde

Enfin fallait-il, pour que fût complète mon admirative évocation, que la couleur et les formes vinssent encore se mêler aux délices métaphoriques des mots et aux caresses polychromes des sons. Tes turbulences et tes éclats, à l’évidence, ont également inspiré des légions de peintres, et parmi eux les plus grands.

Alors, une fois encore, Mer infinie, me suis-je trouvé confronté à l’affreux plaisir du choix. Lequel de ces tableaux brossait-il de toi le profil que je choisirais pour répondre à ce vers ? Quel coloriste avait-il trouvé le ton juste à mes yeux qui me ferait décider de la concordance de telle toile avec le moment du poème ? La qualité d’un hommage, je le sais, est intimement liée aux choix ingrats de son auteur ; par chance, pas sa sincérité.

* Simon Leys – « La mer dans la littérature française » (Anthologie de Rabelais à Pierre Loti)

Voici donc, Mer obsédante, « Mer toujours recommencée », par ce très libre (et très imparfait) collage vidéo, mon hommage d’un été.

Hymne à la Mer

Pour Adriano del Valle

J’ai désiré un hymne à la Mer avec des rythmes amples comme les vagues qui crient ;
A la Mer quand le soleil tel un étendard écarlate dans ses eaux flamboie ;
A la Mer quand elle embrasse les seins dorés des plages vierges qui assoiffées attendent ;
A la Mer quand ses hordes hurlent, quand les vents lancent leurs blasphèmes,
Quand brillent dans ses eaux d’acier la lune brunie et sanglante ;
A la Mer quand sur elle verse sa tristesse sans fond
la coupe d’étoiles.

Aujourd’hui je suis descendu de la montagne à la vallée
et de la vallée jusqu’à la Mer.
Le chemin fut long comme un baiser.
Les amandiers lançaient des fuseaux bleutés d’ombre sur la
route et, à la fin de la vallée, le soleil
Cria des Golcondes vermeils sur ta glauque forêt : Abîme !
Frère, Père, Bien-aimé…!
J’entre dans le jardin énorme de tes eaux et je nage loin de la
terre.
Les vagues viennent, avec leurs fragiles cimiers d’écume
En fugue vers la catastrophe. Vers la côte,
avec leurs crêtes rouges,
avec leurs maisons géométriques,
avec leurs palmiers nains,
qui sont devenus absurdes et livides comme des souvenirs
figés !
Je suis avec toi, Mer ! Et mon corps tendu comme un arc
lutte contre tes muscles impétueux. Toi seule existes.
Mon âme rejette tout son passé
Comme un ciel arctique qui s’effeuille en flocons
errants !
Oh instant de plénitude magnifique ;
Avant de te connaître, Mer fraternelle,
j’ai longuement vagué dans d’errantes rues bleues aux
oriflammes de lanternes
Et dans la mi-nuit sacrée j’ai tissé des guirlandes
De baisers sur des chairs et des lèvres qui s’offraient,
Solennelles de silence,
Dans une floraison
Sanglante…

Mais aujourd’hui je fais don aux vents
de toutes ces choses révolues,
révolues… Toi seule existes.
Athlétique et nue. Seul ce souffle frais et ces vagues,
et les coupes d’azur, et le miracle des coupes d’azur.
( J’ai rêvé d’un hymne à la Mer avec des rythmes amples
comme les vagues haletantes.)
Je désire encor te créer un poème
Avec la cadence adamique de ta houle,
Avec ton souffle salin originel,
Avec le tonnerre des ancres sonores des Thulés ivres
de lumière et de lèpre,
Avec des cris de marins, des lumières et des échos
De crevasses abyssales
Où tes vives mains monacales constamment caressent les
morts…

Un hymne
Constellé d’images rouges luminescentes.
O Mer ! ô mythe ! ô soleil ! ô lit profond !
Et je ne sais pourquoi je t’aime. Je sais que nous sommes très vieux,
Que nous nous connaissons depuis des siècles tous les deux.
Je sais que dans tes eaux vénérables et riantes s’est embrasée
l’aurore de la vie.
(Dans la cendre d’un soir de fièvre j’ai dans ton sein vibré
pour la première fois.)
O Mer protéenne, je suis sorti de toi.
Tous les deux enchaînés et nomades ;
Tous les deux avec une soif intense d’étoiles ;
Tous les deux avec espoir et désillusions ;
Tous les deux air, lumière, force, ténèbres ;
Tous les deux avec notre vaste désir et tous les deux avec
notre grande misère .

Jorge-Luis Borges (1899-1986)

Premier poème, écrit « maladroitement » [sic] dans le style de Walt Whitman, et publié en Espagne en 1921

Rythmes rouges – La Pléiade – Tome I – p 53

Traduction : Jean-Pierre Bernès

Publié par

Lelius

La musique et la poésie : des voies vers les êtres... Un chemin vers soi !

6 réflexions au sujet de “Les eaux de mon été -9/ Hymne à la Mer”

  1. On entre dans cet univers comme on le fait dans un sanctuaire, on se fait silence, pour absorber les ondes, celles qu’émet la mer, on la regarde infiniment, éperdument… on écoute son doux ressac ourlé d’écume, ses grondements furieux cognant contre les rochers, on ressent ses embruns humides, un peu salés sur la peau. Nous voilà à présent sur les crêtes de ses vagues qui se jouent de nous, avec nous. Taquines, elles nous font danser au gré de leur rythme parfois imprévisible, brutal… Il est dit que souvent les hommes restent debout près de la mer dont ils regardent le bleu. Ils n’espèrent rien du large, et pourtant demeurent immobiles à le fouiller des yeux, ne sachant guère ce qui les retient là. Peut-être considèrent-ils dans ces moments vers l’infini l’énigme de leur vie. Et cette « énigme » se termine en apothéose avec ce sublime poème porté par cette voix chaude, profonde, si expressive, ces belles toiles sur cette magnifique musique.

    La lecture de la poésie seule a encore une autre résonance, une autre vibration plus personnelle, plus profonde, plus intime.

    C’est une page savoureuse dont j’ai aimé chaque reflet, chaque ondée, chaque couleur, chaque mot, chaque image qui en ont inspiré d’autres, et je dis que c’est une merveilleuse manière de fêter la fin de l’été, cet été qui aura inspiré tant de belles créations. Merci Infiniment Lelius pour cet hommage à la mer sensible, coloré, riche, divers et frémissant d’émotions.

    Le rythme des vagues

    J’étais assis devant la mer sur le galet.
    Sous un ciel clair, les flots d’un azur violet,
    Après s’être gonflés en accourant du large,
    Comme un homme accablé d’un fardeau s’en décharge,
    Se brisaient devant moi, rythmés et successifs.
    J’observais ces paquets de mer lourds et massifs
    Qui marquaient d’un hourra leurs chutes régulières
    Et puis se retiraient en râlant sur les pierres.
    Et ce bruit m’enivrait; et, pour écouter mieux,
    Je me voilai la face et je fermai les yeux.
    Alors, en entendant les lames sur la grève
    Bouillonner et courir, et toujours, et sans trêve
    S’écrouler en faisant ce fracas cadencé,
    Moi, l’humble observateur du rythme, j’ai pensé
    Qu’il doit être en effet une chose sacrée,
    Puisque Celui qui sait, qui commande et qui crée,
    N’a tiré du néant ces moyens musicaux,
    Ces falaises aux rocs creusés pour les échos,
    Ces sonores cailloux, ces stridents coquillages
    Incessamment heurtés et roulés sur les plages
    Par la vague, pendant tant de milliers d’hivers,
    Que pour que l’Océan nous récitât des vers.

    François Coppée, Le Cahier Rouge

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    1. Merci pour autant de générosité ! Et merci pour les vers de François Coppée ! J’ai toujours pensé que le plus beau cadeau qui se puisse offrir ne pouvait être qu’une page de musique ou de poésie. (C’est sans doute l’idée qui a été sous-jacente à la création de mes blogs).

      En amicale réponse, recevez ce poème de Verhaeren, sur le thème de la mer, que j’aime infiniment :

      Départ

      La mer choque ses blocs de flots, contre les rocs
      Et les granits du quai, la mer démente,
      Tonnante et gémissante, en la tourmente
      De ses houles montantes.

      Les baraques et les hangars comme arrachés,
      Et les grands ponts, noués de fer mais cravachés
      De vent ; les ponts, les baraques, les gares
      Et les feux étagés des fanaux et des phares
      Oscillent aux cyclones
      Avec leurs toits, leurs tours et leurs colonnes.

      Et ses hauts mâts craquants et ses voiles claquantes,
      Mon navire d’à travers tout casse ses ancres ;
      Et, cap sur le zénith,
      Bondit, vers la tempête,
      Bête d’éclair, parmi la mer.

      Dites, vers quel inconnu fou,
      Et vers quels somnambuliques réveils,
      Et vers quels au-delà et vers quels n’importe où
      Convulsionnaires soleils ?

      Vers quelles démences et quels effrois
      Et quels écueils, cabrés en palefrois,
      Vers quel cassement d’or
      De proue et de sabord,
      Dites, vers quels mirages ou vers quels rires
      Bondit le mors aux dents de mon navire ?

      Tandis qu’hélas ! celle qui fut ma raison,
      La main tendant ses pâles lampadaires,
      Le regarde cingler, à l’horizon,
      Du haut de vieux débarcadères.

      Aimé par 1 personne

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