« Goin’ home » : itinéraire d’une mélodie – 2/2

Dvoràk – Symphonie N°9 – (extrait du 2ème mouvement Largo)

Philharmonique de Berlin – 10 juin 2012 – Direction Mariss Jansons

Cor anglais : Dominik Wollenweber

Ah, la voilà donc retrouvée notre mélodie !

Née sous la plume ô combien savante d’un musicien européen des plus classiques, déjà auréolé de la formidable renommée de ses abondantes compositions, symphoniques ou concertantes, de musique sacrée, d’opéras ou de musique de chambre. Incontestablement destinée à la salle de concert, elle s’empresse de quitter les ors et la pourpre des théâtres prestigieux pour se faufiler à travers les rues de New York où les Negro spirituals ne tardent pas à l’adopter avant qu’elle continue de parcourir le monde, véhiculée par les genres musicaux les plus divers.

Le Largo, avec son solo de cor anglais obsédant est l’épanchement de la propre nostalgie de Dvorák à l’égard de son pays, avec quelque chose de la solitude des horizons lointains des prairies, du nébuleux souvenir des jours révolus de l’homme rouge et un sentiment de la tragédie de l’homme noir comme il la chante dans ses « spirituals« .

William Arms Fisher (1861-1948)

C’est en ces termes que William Arms Fisher, un élève de Dvorák, définissait notre fameux Largo. Très influencé par la croyance de Dvorák (subversive à l’époque) selon laquelle la musique afro-américaine constituerait les nouveaux fondements de la future musique du nouveau monde, il a beaucoup contribué à la diffusion du folklore afro-américain, en version originale ou arrangé par ses soins.

Ainsi donc, en arrangeant et adaptant le thème du deuxième mouvement sur des paroles qu’il a lui-même écrites, il a offert à cette mélodie sa tenue de ville avec laquelle, sous le titre de « Goin’ home », elle est allé sillonner les cœurs de tous les continents.

Le jazz aussi a fait de ces quelques notes mélancoliques un de ses standards. Et quand on écoute improviser sur ce thème, le très regretté bassiste Charlie Haden et son complice le pianiste Hank Jones, il ne faut pas s’étonner que son « chez soi » perdu s’embrume un peu au fil des souvenirs.

On a beaucoup dit et écrit à l’époque — et surtout les journalistes américains particulièrement chauvins — que Dvoràk avait puisé les nombreux thèmes de sa symphonie dans la musique folklorique américaine. Mais comme le compositeur tchèque l’affirmait lui-même, s’il a, certes, accordé le plus grand intérêt au folklore amérindien ou afro-américain, il n’en a jamais utilisé les mélodies. Il a composé ses propres thèmes originaux, d’essence profondément européenne, auxquels il a insufflé ce supplément d’âme qu’il a perçu dans les musiques de son pays d’accueil.

Lower Manhattan 1910 – Photo par Alfred Stieglitz

Alors, non, Messieurs les censeurs — s’il en reste encore — pas d’imposture, simplement du génie ! Et s’il vous faut le cachet de sérieux exégètes de l’histoire de la musique américaine, référez-vous, je vous prie, entre autres analyses, à celles de Léonard Bernstein (The Infinite Variety of Music) ou aux commentaires de Roger Lee Hall (Directeur du Center for American Music Preservation).

Voilà donc le riche itinéraire du Largo du deuxième mouvement de la Symphonie du Nouveau Monde : une mélodie élégiaque imprégnée des senteurs des forêts de Bohème, mâtinée de la sueur âcre des esclaves cueilleurs de coton, saupoudrée de bribes des légendes indiennes du Wisconsin ou du Minnesota qui peuplent la poésie de Henry Wadsworth Longfellow, écrite à New York sur un papier à musique sans doute acheté dans une boutique de la  First avenue à Manhattan, et enfin langoureusement chuchotée au public choisi d’une illustre salle de concert d’où elle ne tarde pas à s’échapper pour devenir une sorte d’hymne à la liberté (mi-profane, mi-sacré) qui semble si naturellement s’élever des tréfonds de l’âme noire-américaine ?

… Mélodie caméléon qui finirait bien par nous faire croire qu’elle vient de là où on la chante…

Publié par

Lelius

La musique et la poésie : des voies vers les êtres... Un chemin vers soi !

4 réflexions au sujet de “« Goin’ home » : itinéraire d’une mélodie – 2/2”

  1. En fait, votre deuxième article répond complètement à mon précédent commentaire.
    Bravo pour ces articles qui m’ont beaucoup appris.
    La version de Charlie Haden – que je ne connaissais pas – me plait beaucoup.

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    1. Belle version en effet du grand Charlie Haden !… Hank Jones au piano, c’est pas rien, non plus !
      Si vous voulez découvrir le beau jazz de Charlie Haden, écoutez le superbe CD qu’il a enregistré en live en 1996 avec Kenny Barron au piano : « Night in the city » !!!! On en trouve quelques plages sur YouTube…
      Content que ce billet vous ait plu !

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